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L’ambiguïté du primitif

Portrait de l'acteur Sean Connery par Sébastien Miguel, avril 2015.

Sir Thomas Sean Connery (1930-2020)

Dans le commentaire audio de son extravagant "Zardoz", le réalisateur John Boorman définit au plus juste Sean Connery : « Sean détient une sorte de présence. Il reste toujours lui-même. C’est ce qui est incroyable avec une star de cinéma : il peut prétendre être une autre personne tout en restant profondément lui-même. Une formidable présence. »

Ses premiers rôles ne permettent pas d’appréhender le caractère exceptionnel de la carrière à venir. Surtout si on pense au camionneur voyou de "Train d’enfer" (1957) ou au jeune premier chantant dans la production Disney "Darby O'Gill et les farfadets" (1959). Même son apparition dans "Le Jour le plus long" (où il croise André Bourvil) relève de la caricature la plus grotesque.

Sa carrière et sa vie basculent lorsqu’il est choisi par le producteur Albert R. Broccoli pour interpréter James Bond 007. D’abord réticent, Ian Fleming se montrera très vite conquis par la ‘sexualité animale’ du jeune premier Écossais. Cultivant un underplay fort bien venu, et laissant son corps beau et viril s’exprimer, il devient une star mondiale. La jeune vedette ne rechignera pas immédiatement à enchaîner les aventures du célèbre agent (cinq fois en sept ans), mais choisira dès le début de sa nouvelle notoriété des rôles complexes ("Pas de printemps pour Marnie", "L'Homme à la tête fêlée").

Sa versatilité et son goût prononcé pour les productions anticonformistes ("La Colline des hommes perdus", "Traître sur commande", "Zardoz") participent à la grande richesse de sa filmographie. Il peut être antipathique ("L’Homme qui voulut être roi", "La Rose et la Flèche", "Cinq jours, ce printemps là"), capable d’humour ("Indiana Jones et la dernière croisade", "Highlander II") et même de pitrerie ("Meurtres en direct", "L’Épée du vaillant"). Il n’a pas peur d’apparaître dans des accoutrements délirants : en mariée ("Zardoz"), en cheik arabe ("Le Lion et le Vent"), en Merlin à cornes ("L’Épée du vaillant"), en espagnol ("Highlander" I et II), en hippie ("Rock") et en kilt ("Chapeau melon et bottes de cuir").

Exhibant fièrement son torse fourni, sa moustache (voire sa barbiche) et ses tatouages de marin, il affiche fréquemment une virilité massive, animale et presque caricaturale : "Bons baisers de Russie", "Pas de printemps pour Marnie", "Les diamants sont éternels", "Zardoz", "La Grande Attaque du train d'or", "Jamais plus jamais", "Outland", "Family Business".

Si ses exploits hétérosexuels sont souvent mis en scène ("Les diamants sont éternels", "Zardoz", "La Grande Attaque du train d’or"), il ne parvient pas à établir de vraie relation avec des stars féminines fortement sexuées. Rien ne fonctionne vraiment avec Brigitte Bardot ("Shalako"), Claudia Cardinale ("La Tente rouge") ou Natalie Wood (qu’il détesta dans "Meteor"). Il semble bien plus à l’aise avec les comédiens (souvent britanniques) : Richard Harris, Michael Caine ou Nicol Williamson ("La Rose et la Flèche"). Il lui arrive de s’effacer ("La Carte du cœur", "Lancelot"), mais il se délecte lorsqu’il vole la vedette à son comparse starifié. Harrison Ford ("Indiana Jones et la dernière croisade"), Kevin Costner ("Robin des Bois") et Christophe Lambert ("Highlander") peuvent en témoigner… Sa forme physique ne décline pas avec les années et il exécute lui-même (à presque 50 ans) ses propres cascades dans "La Grande Attaque du train d’or". Il est très rarement malfaisant ("L’Épée du vaillant", "Chapeau melon et bottes de cuir"), mais apparaît souvent au-delà de toute barrière morale ("Le Dossier Anderson", "Le Crime de l’Orient-Express", "La Grande Attaque du train d’or", "Family Business").

S’il traverse, peu convaincu, quelques sombres navets ("Shalako", "La Tente rouge", "Un homme voit rouge"), il n’a pas peur de s’investir dans des contre-emplois originaux ("L'Homme à la tête fêlée"), audacieux ("Le Nom de la Rose", 1986) voire suicidaires ("The Offence"). Il trouva en Jean-Claude Michel (1925-1999) son double francophone idéal. Gommant la rudesse de l’accent écossais de l’acteur, Michel développa sur 34 films (sans compter les documentaires !) une diction favorisant l’humour et la virilité dans une rare et précieuse alchimie.

Il se spécialise (après sa résurrection dans les années 80) dans les rôles de mentor, de maître, de sensei. Sa figure toute puissante (il détient toujours la force et la science) l’assimile à une icône patriarcale protectrice, seule défense face aux tumultes délétères du monde ("Le Nom de la Rose", "Les Incorruptibles", "Indiana Jones et la dernière croisade", "La Maison Russie", "À la poursuite d'Octobre Rouge", "Medicine Man", "Soleil levant"…). La beauté classique de son visage, son assurance, sa stature d’ancien culturiste renforcent avec l’âge la majesté de sa présence. Majesté qu’il met au service des rois et monarques de toutes sortes ("L’Homme qui voulut être roi", "Bandits, bandits", "Robin des Bois", "Lancelot"). Et si, pour l’argent, il choisit des productions purement commerciales, elles lui permettent de flirter avec la caricature la plus grossière ("Highlander II", "Rock", "Chapeau melon et bottes de cuir").

Ses derniers rôles le montrent toujours bigger than life, supérieur à toute agitation humaine, mais déjà retiré du monde. La maladie et la mort finissent par le rattraper ("Lancelot", "La Carte du cœur", "À la rencontre de Forrester") et il ne semble plus vraiment faire partie de notre univers lorsqu’il joue un Allan Quatermain méditatif et désabusé dans son dernier film, le consternant "La Ligue des gentlemen extraordinaires".

Codicille final et presque poétique. Afin de soutenir les films d’animation pour enfants de sa chère Écosse, la star décide d’apporter, en 2012, son soutien (financier et professionnel) en prêtant sa voix au héros de Sir Billi. L’histoire d’un grand père solitaire (et moustachu) qui décide d’aider les enfants et les gentils petits animaux vivant dans la forêt. Ce sera l’ultime rôle de sa carrière.

Dans "Pas de printemps pour Marnie", Hitchcock fut le premier à dévoiler la profonde ambiguïté qui dormait sous le charisme animal du comédien. Après réflexion, c’est peut-être cette virilité primitive qui troubla le plus le maître du suspens tant Hitchcock dévoilera, à travers les agissements de Mark Rutland, ses propres fantasmes. Traversé de pulsions sexuelles incontrôlables, prenant un réel plaisir dans la machination qui conduira Tippi Hedren dans son lit, son Mark Rutland apparaît dans le même temps tendre, aimant et protecteur. Et lorsqu’il finit par violer l’héroïne tourmentée de cette œuvre sublime, le public n’arrive pas à le condamner. Cette ambivalence-là, aucun des autres interprètes du maître (ni James Stewart, ni Cary Grant) n’aurait pu la traduire aussi admirablement que Sean Connery.

© 2015 Sébastien Miguel