À l'instar de nombreux autres conflits depuis vingt ans, la machine hollywoodienne n'aborde pas la guerre en Irak sans peine.
Article de Jean-Baptiste Guegan du 14 avril 2010 pour excessif.com.
Avec "Démineurs", "Green Zone" et autre "The Soldier's Tale", l'Irak a gagné le droit d'investir les écrans au travers de la guerre illégitime qu'y entamèrent les Américains dès 2003. Au même titre que le Viêtnam dans l'histoire américaine récente, elle incarne depuis les contradictions et césures de la société américaine, cristallise les relations conflictuelles avec son gouvernement et offre aux cinéastes tous les ingrédients cinématographiques et polémiques de la guerre. Et pourtant, à l'instar de nombreux autres conflits depuis vingt ans, la machine hollywoodienne ne l'aborde pas sans peine. Tentatives d'explication.
Le problème des guerres contemporaines : représenter
Comme tout conflit, la guerre reste sale et engendre son lot de victimes militaires et civiles. Or, loin d'être chirurgicale et dépourvue de bavures comme tant ont voulu le faire croire, cette dernière continue à faire d'autant plus couler le sang qu'elle cible davantage les populations civiles depuis le XXe siècle. Là se noue cependant l'un des enjeux de la représentation même de la guerre. À savoir, trouver des solutions nouvelles pour représenter une guerre qui n'est plus aussi simple et manichéenne et cible plus sûrement des innocents qu'auparavant. Au même titre que celle d'Afghanistan, la guerre en Irak n'y échappe d'ailleurs pas, elle qui de l'invasion de 2003 jusqu'aux opérations récentes, a vu périr plus d'un million de civils quand plus de 4 000 G.I. tombaient...
Si l'on ajoute à cela que la majeure partie de ces morts a lieu en relation avec des explosions terroristes ou des bombardements aveugles et lointains - avec le déficit d'images qui les accompagne -, on comprend mieux les difficultés à donner corps à un conflit qui s'éloigne des représentations traditionnelles de la guerre par la machine hollywoodienne, de D.W. Griffith ("Naissance d'une nation") à "Full Metal Jacket" de Stanley Kubrick en passant par "Un pont trop loin" de Richard Attenborough ou "Au-delà de la gloire" de Samuel Fuller.
Représenter la guerre en Irak, c'est réinventer la guerre au cinéma et s'adapter à ses nouveautés
En soi, cette nouvelle forme de conflits qu'illustre à merveille la guerre en Irak, en supposant son lot de guérilla urbaine et de harcèlement terroriste, invite donc l'industrie à repenser l'image qu'elle en donne. Et à représenter bien autrement ce que l'on appelle aujourd'hui une guerre asymétrique. Preuve en est l'audace du "Redacted" de Brian De Palma, les succès de la figure récurrente du sniper dans les films internationaux. Ou de "Démineurs" qui y parvient en faisant l'impasse sur la guerre en tant qu'affrontement traditionnel, pour privilégier la figure là encore nouvelle du démineur.
Il en va de même pour des films comme "Les Soldats du désert", "Les Chèvres du Pentagone" ou "Brothers" qui préfèrent centrer la majeure partie de leurs propos sur le retour des vétérans ou la fin de leur service, et finalement s'enlèvent l'épineux problème qui consiste à montrer ce que le cinéma ne peut que restituer avec difficulté. C'est-à-dire l'ennui, la peur, l'angoisse permanente ou l'attente, même si "Jarhead" s'imposa comme un singulier modèle après "Outrages" et "M.A.S.H.".
En cela, le cinéma américain se retrouve donc très loin avec la guerre en Irak du conflit vietnamien, l'autre dernière source d'inspiration pour la majorité des représentations guerrières actuelles avec la seconde guerre mondiale. Il doit dès lors se réinventer et se renouveler après avoir presque fait l'impasse sur la guerre du Golfe, l'intervention ratée en Somalie et le conflit en ex-Yougoslavie.
Montrer et critiquer lorsque l'on est en guerre : est-ce possible ?
Et cela dans un contexte qui n'est pas le moindre puisque le pays est en guerre ! Car, si le cinéma n'est pas aux ordres, il reste un facteur d'unité pour le pays en tant que divertissement et ne doit pas se montrer ni trop amer, ni trop hostile dans ses options pour rester rassembleur et donc profitable. En effet, les réalisateurs et les producteurs américains sont partie prenante du pays. Ils sont directement touchés et concernés comme citoyens tandis qu'ils s'imposent aussi comme des acteurs du maintien du moral des troupes et des opinions publiques nationale et internationale, les seuls vrais indicateurs et en définitive, décideurs de la poursuite des conflits actuels, comme l'expliquait brillamment Gérard Chaliand dans l'un de ses derniers ouvrages, "Le nouvel art de la guerre". Or, les spectateurs font souvent bloc derrière leurs corps d'armées lorsqu'éclate une guerre et ce sont d'impitoyables consommateurs...
Par ailleurs, on sait trop bien la puissance patriotique et propagandiste de la machine à rêves hollywoodienne et les liens consanguins qu'elle entretient avec le pouvoir, l'armée et le complexe militaro-industriel ("Hollywood Pentagone" d'Emilio Pacull) pour négliger le désastreux impact de représentations contraires. De fait, on s'étonne moins d'avoir dû attendre quelques années pour voir surgir des œuvres moins neutres et plus notoirement critiques comme "Lions et Agneaux" ou le "Green Zone" de Paul Greengrass qui s'attaque à un problème qui n'en est plus un depuis sept ans maintenant.
In fine, pris entre l'engagement solidaire, un patriotisme parfois échevelé et une tendance à la pusillanimité, le cinéma américain s'est peu investi dans la refonte de ses codes, traumatisé et mobilisé qu'il était. Ou alors, il l'a fait de manière minoritaire ("Fahrenheit 9/11", "Uncovered") et poussé par d'autres logiques, tenant davantage à des problèmes de politique intérieure - la critique et le rejet de l'administration Bush lors de ses deux mandats. Par conséquent, la représentation de la guerre en Irak a souvent été différée, atténuée ou amoindrie. Notamment, pour d'autres raisons que l'on comprendra aisément.
Peut-on être objectif lorsque l'on est Américain et que l'on s'adresse à des Américains ?
Tout d'abord, après le drame du 11 septembre 2001, un problème légitime de temps s'est posé : aucune guerre n'a directement trouvé son pendant au cinéma et il faut le reconnaître, chacune a besoin de laisser s'écouler du temps pour gagner les écrans. Il faut qu'elle soit assimilée, presque incorporée pour qu'elle amène de grandes œuvres. Souvenons-nous de "Johnny s'en va-t-en guerre", de "Voyage au bout de l'enfer" ou d'"Apocalypse Now". Et l'Irak ne diffère pas des autres.
De plus, elle confronte plus que les autres et à la manière d'un nouveau Viêtnam, les États-Unis à ce qu'ils sont. Et le miroir qui est tendu à l'Amérique n'est pas le moins fécond, même s'il est souvent critique et réprobateur ("Détention secrète", "The Road to Guantanamo", "Dans la vallée d'Elah").
Et l'avenir ne sera peut-être pas sans nous le rappeler lorsqu'il confrontera Barack Obama à la tête actuellement d'un pays encore en guerre à ses erreurs comme il le fit avec W. Bush ("W., l'improbable président", "Le monde selon Bush")...