Portrait de l'acteur Richard Burton par Sébastien Miguel, décembre 2016.
Emporté dans son sommeil par la diaphane vestale, Richard Burton s’évanouit dans les abîmes une nuit d’été 1984. Comédien, star, dépravé, ivrogne shakespearien, womanizer, Burton fut un excessif au tempérament autodestructeur. Les tumultes incessants de son existence auront fini par jeter un voile opaque sur le génie d’un artiste ayant été l’unique fossoyeur de sa propre destinée. Au moment de son trépas, l’Angleterre se vengea de l’acteur en conspuant l’enfant du pays coupable, selon eux, d’avoir fui la magnifique carrière théâtrale qui s’offrait à lui afin de s’enrichir (de s’avilir ?) à Hollywood. La multitude de navets, mariages, divorces et cures de désintoxication auront anéanti les 15 dernières années de sa carrière cinématographique.
Acteur cérébral très tôt attiré par Shaw, Hugo et Shakespeare, Burton se spécialisa dans les rôles d’hommes dépressifs, solitaires et désespérés. Le chef-d’œuvre de Martin Ritt, "L'Espion qui venait du froid", portant à son sommet cette incarnation singulière. Dans "Le Jour le plus long" (film où il n’est ni intéressé, ni même dirigé…), Burton est idéal (et idéalement doublé par Jean-Claude Michel) en aviateur cynique énumérant ses amis morts. Son allure de dandy anglais - distant et ironique - contrastant fortement avec les héros inoxydables et ricains de ce monument d’ennui. Les années 70 seront celle de la disgrâce et du passage brutal de star de série A à cabotin cachetonneur de série B. "Salaud", et son échec tonitruant, modifiant pour longtemps la perception du public envers Burton. S’ensuivront les pires horreurs de sa carrière ("Barbe-Bleue", "L’Homme du clan"…) ou des films ‘pour l’argent’ où il ne fait qu’acte de présence ("Brève rencontre", "L'Exorciste II : l'Hérétique", "La Percée d’Avranches").
Au centre de ce tourbillon infernal de productions, de qualités extrêmement variables, le spectateur attentif pourra y déceler une figure récurrente : celle du prêtre, de l’homme d’Église. Burton le décadent, Burton le jouisseur comme figure religieuse ? Il y a ce révérend alcoolique révolté contre les hypocrisies humaines ("La Nuit de l’iguane", 1964), ce prêtre janséniste troublé par les formes de Miss Taylor ("Le Chevalier des sables", 1965), ce père ‘pas net’ poursuivant le démon Pazuzu ("L'Exorciste II : l'Hérétique") et, enfin, ce curé intègre à la probité exemplaire ("Absolution", 1978). Huston, Minnelli, Boorman et Anthony Page.
Burton fut donc homme de foi, prieur, mais aussi démon et damné dans un même temps. Psychopathe sodomite ("Salaud", 1971), tueur en série impuissant ("Barbe-Bleue"), SS érudit ("Représailles"), Faust lubrique pactisant avec Méphistophélès ("Doctor Faustus"), et ‘protégé’ de Satan ("La Grande Menace", 1978). Unique production financée, mise en scène et interprétée par l’acteur en 1967, "Docteur Faustus" illustre bien la personnalité ambivalente de cet artiste brutal louvoyant sans cesse entre figures du bien et archanges du mal. Refusant le théâtre filmé en adaptant la pièce de Christopher Marlowe, Burton encombre ses images de décors en carton pâte violemment éclairés, de couleurs baveuses, d’effets spéciaux cheap, redécouvre les fondu enchaînés et varie les tableaux entre vraie originalité (le pacte satanique) et délire kitch (la cour du Roi). Les apparitions muettes d’une Elizabeth Taylor aux maquillages surréalistes ajoutent encore à la fascination que peut provoquer ce film ovni. Le climax final, plongeant Faust en enfer, reste une scène délirante où sexe et folie se mêlent dans un tourbillon cauchemardesque. Possible métaphore visuelle des démons burtoniens…
Ses hommes de foi (surtout dans les années 60) se livreront souvent à de multiples débordements (pulsions sexuelles, violences, colères), mais resteront toujours conscients de l’importance de vénérer le bien. C’est le regard plein de tendresse du révérend Shannon dans "La Nuit de l’iguane" lorsqu’il contemple les autochtones sans argent sur les bords du fleuve. C’est aussi le monologue final dans "Le Chevalier des sables", véritable hymne à l’acceptation et au renoncement des doctrines rigides parfaitement digne de ses auteurs Michael Wilson et Dalton Trumbo. Dans "L'Exorciste II", Boorman souhaitait un adonis éthéré reflétant jusque dans son physique la grâce spirituelle lardée de compromissions (Jon Voight ou Christopher Walken avaient été envisagés). Les producteurs de la Warner, pour des raisons qui ne peuvent qu’échapper aux communs des mortels, imposeront Burton. Boorman multipliera les gros plans sur l’acteur, dont les pores de la peau inondent un visage souvent déformé de grimaces et maculé de sueur. En résulte une alchimie inquiétante entre le père Lamont et la jeune Reagan. Les ‘rapports’ entre l’homme de foi très sexué (déclenchant les avances de Louise Fletcher) et une sainte adipeuse aux formes généreuses produisent une union des plus malsaines. Le sexe apparaît dès lors comme le fil conducteur des hommes de foi de Burton. Chez Minnelli, c’est les rapports charnels avec la peintre libertine qui ouvre l’esprit de l’homme d’Eglise. Huston utilise le sex appeal et l’innocence sensuelle de Sue Lyon (la Lolita de Kubrick !) afin de provoquer régulièrement la libido de ce pauvre révérend Shannon. Seul ‘l’attirance’ homosexuelle du père Goddard envers son jeune élève diabolique n’est pas traitée dans "Absolution"... Même si l’interprétation de Richard Burton semble par moment suggérer une inclinaison troublante, un intérêt ambigu.
À la fin des années 70, amaigri et exténué par une vie trop chargée en femmes et en alcool, Burton endosse une dernière fois le costume noir dans "Absolution". Étrange téléfilm (très platement filmé) au script déséquilibré (pourtant écrit par Anthony Shaffer), mais où le gallois revient en directeur d’institution religieuse (comme dans "Le Chevalier des sables"). C’est, contre toute attente, l’une de ses meilleures interprétations. Rigoureux, austère, incarnant magistralement cette figure d’autorité et d’équité qu’est le père Goddard, Burton semble avoir atteint l’âge et l’expérience indispensables à ce type d’incarnation. Éperdu dans sa quête de la vérité, il gomme d’un trait son épouvantable interprétation du film de Boorman et rappelle soudain le grand acteur qu’il pouvait être. Mais la fin est proche. Quelques monstres encore : en Wagner dans la série télévisée éponyme (1981-83), en tortionnaire ignoble dans "1984". Et, comme toujours, quelques pures figures du bien : "Le Chevalier blanc" de Lewis Carroll (vieillard cacochyme et livide fantôme venu de l’au-delà) et, quelques jours avant sa mort, le sénateur vieux-beau venant en aide aux nécessiteux dans la série TV "Ellis Island, les portes de l'espoir" (1984).
Burton, aujourd’hui, est oublié. La déchéance, l’oubli auront fait partie de son funeste destin, lui qui parvint finalement si bien à donner corps aux figures à l’humanité tourmentée. La tentation du mal, la quête désespérée de la sainteté, les douleurs de l’âme tiraillée entre pulsions primaires et élévation. Restent des formes dansantes enregistrées sur quelques supports où, entre ombre et lumière, et le temps d’un film, la complexité de l’âme humaine continuera d’être illustrée par un artiste extravagant, autodestructeur, mais aux talents hors du commun.
© 2016 Sébastien Miguel