Pour vous, c'est un jeu, pour eux, c'est un métier
titre original | "Rounders" |
année de production | 1998 |
réalisation | John Dahl |
scénario | David Levien et Brian Koppelman |
photographie | Jean-Yves Escoffier |
musique | Christopher Young |
interprétation | Matt Damon, Edward Norton, John Turturro, Famke Janssen, John Malkovich, Martin Landau |
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
À voir la virtuosité déployée par John Dahl sur "Les Joueurs", on se demande bien pourquoi ce réalisateur, qui n'avait jusqu'alors réalisé que des films de premier plan dans le genre néo noir ("Kill Me Again", "Red Rock West", "Last Seduction"), a pu se retrouver cantonné dans la mise en scène d'épisodes de série ("Californication", "Dexter", "Breaking Bad"...).
Son film rejoint, au panthéon des films sur le poker, les deux mètre-étalon que sont "Le Kid de Cincinnati" et "L’Arnaque". Le duo formé par Matt Damon et Edward Norton diffuse la même magie que ceux formés dans les films précités par Steve McQueen et Edward G. Robinson, puis Paul Newman et Robert Redford. Chacun des trois films nous fait pénétrer dans l’univers des as du poker. "Le Kid de Cincinnati", par le biais du défi de l’élève au maître, "L’Arnaque", par celui de la vengeance malicieuse de petits arnaqueurs.
"Les Joueurs" embrasse plus large, auscultant l’univers du jeu et l’étendue de ses réseaux sur une grande mégapole, via l’amitié entre deux étudiants en droit prisonniers de l’addiction à ce jeu nourri de tous les fantasmes et de son décorum fait de parties secrètes où se retrouvent les initiés le plus souvent regroupés par corporation (juges, flics, truands).
John Dahl ne tombe pas dans le piège de la glorification facile de codes et de conventions savamment orchestrés pour générer leurs stars et leurs icônes. Mike McDermott (Matt Damon) s’est déjà fait lessiver malgré toute sa science du jeu et, à peine sorti du pétrin, il replonge avec son copain Lester Murphy dit « l’asticot » (Edward Norton), n’hésitant pas à sacrifier le couple qu’il forme avec la pourtant très accorte et compréhensive Jo (Gretchen Mol).
On se promène, fasciné, dans les arcanes labyrinthiques de ce petit monde clos où chacun se connait, au gré des déambulations chaotiques de « l’asticot », sorte de junkie du poker toujours à la recherche de gogos pour se refaire et payer les créanciers qui menacent, quitte à encore emprunter un peu plus pour augmenter frénétiquement la fameuse adrénaline. Dahl nous dévoile à travers les différents profils de joueurs qu’il expose, les effets du jeu qui, un peu comme l’alcool, peut-être un excellent exutoire, plutôt euphorisant et antistress quand il est pratiqué avec modération comme le fait religieusement le juge Abe Petrovsky (formidable Martin Landau), mais aussi destructeur quand il l’est à haute dose.
Ne sont pas oubliés non plus tous ceux qui vivent de cette addiction, tels Teddy KGB (John Malkovich), patron de tripot malsain prenant plaisir à dépouiller lui-même ses clients trop talentueux, ou encore Joe Knish (John Turturro), ancien joueur reconverti en intermédiaire obscur entre les différentes tables de la ville.
Le tout est magnifiquement filmé par Jean-Yves Escoffier, l’ancien chef-opérateur attitré de Léo Carax, trop tôt disparu. On prend donc un vrai plaisir à cette comédie humaine formidablement interprétée par deux acteurs encore en devenir et une pléiade de seconds rôles confirmés, mais surtout génialement dosée entre rebondissements narratifs et réflexion sur les dégâts d’une addiction trop souvent ignorée, que les dernières décisions libéralisant les jeux sur le web ne vont pas contribuer à endiguer, bien au contraire.
John Dahl réalise donc ici son film le plus accompli, puis se perd rapidement avec trois films plus anodins pour mettre, dès 2007, son talent au service de l’industrie peut-être moins cadenassée de la série télévisée. Dommage.