La triomphale élection du candidat républicain Ronald Reagan à la présidence des États-Unis le 4 novembre 1980, face au Président démocrate sortant Jimmy Carter, devait donner un nouveau souffle à l'Amérique.
Tout en terrassant un boxeur soviétique quasi-robotisé sur un ring moscovite ("Rocky IV"), Sylvester Stallone reconquérait le Viêtnam ("Rambo II : la mission") et l'Afghanistan ("Rambo III"), après avoir eu quelques démêlés avec les autorités pour avoir tenté d'oublier ce pays en chassant le cerf ("Rambo").
Cette victorieuse contre-offensive allait être menée avec l'aide de Chuck Norris ("Portés disparus"), lequel repoussait à lui tout seul une invasion du territoire américain par une armada de terroristes soviéto-cubano-arabo-est-allemands ("Invasion U.S.A."), tout en supprimant d'autres terroristes toujours issus du Moyen-Orient ("Delta Force").
De son côté, Arnold Schwarzenegger parvenait à éliminer un redoutable adversaire extraterrestre dans la jungle d'Amérique centrale ("Predator"), après avoir anéanti toute une armée réunie par un dictateur sud-américain ("Commando").
Bruce Willis, pour sa part, se contenterait d'éliminer des terroristes allemands qui avaient pris le contrôle d'une tour de Los Angeles ("Piège de cristal"). Même les meilleurs soldats soviétiques se mettaient à douter de leur système ("Double détente"), et parfois se retournaient contre lui ("Le scorpion rouge").
Sachant qu'il ne pourrait affronter ce retour de la suprématie américaine, soucieux de limiter les dégâts, bref conscient qu'il ne pourrait mener plus avant la Guerre froide, Mikhail Gorbatchev entamait une politique de détente qui conduirait à la chute du Mur de Berlin - et l'effondrement de l'U.R.S.S. proprement dit - non sans avoir été passé à tabac à Beyrouth par Leslie Nielsen ("Y a-t-il un flic pour sauver la Reine ?").
Il était temps de rappeler les héros à la maison : les femmes, profitant de la libération des mœurs, venaient d'entamer une déloyale perversion du mâle en le détournant du foyer conjugal ("Liaison fatale"), ou en le manipulant au nom de leurs propres désirs ("La fièvre au corps").
Article de Nicolas Bernard de Histoforum.org paru suite à la publication du "Cinéma des années Reagan"
Caricature ? Oui et non. Et c'est tout le mérite de Frédéric Gimello-Mesplomb et de son équipe d'avoir abordé la thématique, plus complexe qu'il n'y paraît, du « cinéma des années Reagan », où la propagande se mêle avec la révolution des films d'action, où l'anticommunisme et le puritanisme revêtent des aspects parfois curieux, où la culture physique dissimule un message politique, et où commence à fleurir le terme blockbuster.
Certes, les auteurs rappellent bien que le changement s'est abordé sous le mandat de Jimmy Carter, avec l'éblouissant succès public du film à grand spectacle "La guerre des étoiles", véritable révolution cinématographique et commerciale.
Mais les initiatives économiques, financières et fiscales de l'administration Reagan, le contexte même de ses deux mandats, ont favorisé l'émergence d'un système dont le poids se fait toujours sentir de nos jours. Suite à certains désastres au box-office, les réalisateurs avaient perdu de leur - récente - autonomie face aux grandes maisons de production, lesquelles allaient opérer, au cours de la décennie, un mouvement de concentration et de diversification, tenant compte du développement des firmes indépendantes, à l'origine d'un certain nombre d'accords de diffusion et d'exploitation.
Ces investissements plus lourds, notamment dans l'acquisition et la construction de multiplex, mais aussi plus prudents, s'accompagnent d'une véritable zizanie sociale dans le monde des acteurs, entre les partisans des droits acquis (Ed Asner, Paul Newman, Burt Lancaster, Kirk Douglas...) et d'autres, peu désireux d'accroître le rôle politique de leur syndicat dans les rapports de force prévalant à Hollywood, et en particulier vis-à-vis des producteurs (Charlton Heston, Tom Selleck, Clint Eastwood, James Stewart...).
S'élabore alors un cinéma authentiquement « reaganien », en ce sens qu'il perpétue directement ou non les valeurs défendues publiquement par ce Président. Son héros est un personnage hostile au monde urbain, seul ou traumatisé, inaccessible à la modernité pour lui préférer des valeurs plus traditionnelles telles que la virilité masculine, allergique aux sournois déchirements bureaucratiques de l'administration, mais amené à défendre l'Amérique face à un péril extérieur que l'armée ou la police, empêtrées dans la paperasserie et les obscurs concepts juridiques, peine à conjurer.
Fait significatif, ce personnage est généralement issu de l'étranger : Stallone est d'ascendance italienne, Schwarzenegger d'origine autrichienne, Van Damme est parti de sa Belgique natale... Bruce Willis lui-même est, dans "Piège de cristal", un « étranger » venu de New York pour débarquer dans une Californie qui le laisse, dès son arrivée, plus que perplexe !
Mais parce qu'il faut exorciser le cauchemar du déclin précédent, parce que le combat pour l'Amérique passe par une phase de rédemption proche du christianisme, ce héros doit connaître une terrible phase de souffrance physique pour mieux renaître et, conséquence de la maxime nietzschéenne selon laquelle "ce qui ne te tue pas te rend plus fort", sera à même d'exterminer ses ennemis.
Yoda avait donné le ton : « Désapprends ce que tu as appris ! » Schwarzenegger, dans "Predator", abandonne la technologie pour se fondre dans la jungle et affronter le tueur extra-terrestre sur son propre terrain, et Stallone recourt à la même stratégie contre son ennemi soviétique dans "Rocky IV" (film plus complexe et moins manichéen qu'il n'y paraît), allant jusqu'à s'entraîner en Russie pour l'affronter à Moscou. Dans ce contexte, la culture physique, ou le culte du corps musclé, bodybuildé, loin de répondre à une intention mercantile ("Tout dans les biscotos, rien dans la tête !"), sert à revaloriser l'image masculine après la « dégénérescence » des années Carter. Pour daté que puisse apparaître le concept de nos jours, il n'en a pas moins été utile à la mythologie reaganienne d'un retour à la force brute.
Difficile de résumer ce recueil d'articles aussi passionnants les uns que les autres, mais force est de constater que si l'objectif était de déterminer une cohérence à la si méprisée filmographie américaine des années 80, le résultat a été incontestablement accompli. Le livre permet ainsi de mieux appréhender le cinéma d'aujourd'hui, et ses implications politiques, culturelles, médiatiques - tant il est vrai que le 7ème art n'est autre que le reflet de notre société.