titre original | "The Front" |
année de production | 1976 |
réalisation | Martin Ritt |
scénario | Walter Bernstein |
photographie | Michael Chapman |
musique | Dave Grusin |
interprétation | Woody Allen, Zero Mostel, Herschel Bernardi, Danny Aiello, Michael Murphy, Andrea Marcovicci, Lloyd Gough, Joshua Shelley |
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
Alors qu'en 2016, avec "Ave, César!", les frères Coen ont choisi de traiter par la dérision la plaie jamais complètement refermée de la triste période de la "chasse aux sorcières", revoir "Le Prête-nom" de Martin Ritt est une bonne occasion de se rappeler qu'un autre réalisateur, aujourd'hui un peu oublié et sous-estimé par la critique française, avait, lui aussi, en 1976, choisi de traiter par le biais du sourire le sujet, et ce, au moment même où la sinistre HCUA (House Commitee on Un-American Activities) venait juste d'être dissoute.
Les films traitant ouvertement du maccarthysme ne sont d'ailleurs pas légion, et depuis Irvin Winkler avec son très académique et pesant "La Loi de la nuit" en 1992, personne n'a réellement abordé le sujet de front. Il faut en premier lieu rappeler que Martin Ritt était un homme aux idées progressistes clairement orientées à gauche, lui-même blacklisté et profondément bouleversé par l'histoire d'Elia Kazan, son ami, entraîné par la commission dans une honteuse et douloureuse délation qui poursuivra le réalisateur de "Sur les quais" durant le restant de sa vie. Même l'Oscar d'honneur qui lui sera remis en 1999 comme une sorte d'appel à la réconciliation de la profession avec un homme au crépuscule de son existence sera contesté, Kazan n'ayant jamais fait complètement acte de rédemption.
C'est donc sans surprise que Ritt saisit la première occasion de traiter le sujet qui lui sera offerte par un studio, en l'occurrence la Columbia. C'est entouré d'autres victimes de cette époque comme le scénariste Walter Bernstein ou les acteurs Zero Mostel Herschel Bernardi, Lloyd Gough et Joshua Shelley, qu'il se met au travail. Après avoir envisagé Dustin Hoffman ou Robert Redford dans le rôle du prête-nom, le choix se porte finalement sur Woody Allen, d'abord réticent, car à la veille de réaliser son premier chef-d'œuvre "Annie Hall" et n'envisageant plus de jouer autrement que sous sa propre direction. La force du sujet, mais aussi la manière dont Ritt entend utiliser son personnage finissent de le convaincre.
À la vision du film, certains ont reproché à Ritt d'avoir laisser un peu trop la bride sur le cou au trublion comique. En réalité, par sa seule présence dont il sait moduler la densité selon les scènes, Woody Allen insuffle au film une tonalité oscillant entre le drolatique et le tragique, qui éclaire tout à fait le ridicule de la situation et surtout sa parfaite hypocrisie, sans jamais laisser de côté ses conséquences néfastes sur la carrière d'une certaine partie des gens du spectacle.
À ce sujet, à travers le suicide d'un acteur sur le retour joué par Zero Mostel que la commission tente de faire passer du côté des délateurs, Martin Ritt contribue à désacraliser quelque peu la fameuse liste des "dix de Hollywood" constituée exclusivement de scénaristes, et dont le film montre clairement que sous des noms d'emprunt, ils ont pu continuer à travailler sans que les patrons des studios ne soient réellement dupes.
Mais par-dessus tout, ce que Ritt met parfaitement en lumière à travers le personnage de Delaney (Lloyd Gough), fonctionnaire zélé en charge de présélectionner les candidats potentiels à l'audition devant l'HCUA, c'est la capacité de certains à s'emparer d'une cause pour exercer l'abus de pouvoir sans vergogne. Phénomène sur lequel s'appuient largement toutes les dictatures, appliqué ici à une démocratie. Il montre aussi, grâce à la réaction finale de Howard Prince (Woody Allen), le prête-nom jusqu'alors assez peu regardant sur les moyens de sortir de sa condition, que la capacité de dire non aux injonctions peut venir de celui qu'on attendait le moins.
En somme, selon Ritt, en ces périodes troubles, rien n'est écrit, et la charge de son film même teintée d'humour rappelle que c'est bien aux hommes de pouvoir qu'il revient de faire en sorte que de tels climats propres à réveiller les pires instincts ne puissent s'installer. Comme on dit familièrement : "Ritt n'oublie pas de remettre l'église au centre du village".
À côté des mérites du réalisateur et de son scénariste, il faut saluer la partition très impliquée et profondément touchante de Zero Mostel, dont le personnage de Hecky Brown est lointainement basé sur celui de Philip Loeb, son ami qui se suicida en 1955 suite à l’intolérable pression subie pendant cette période sombre de l'histoire des États-Unis. On notera enfin la présence de Michael Murphy, l'acteur fétiche de Robert Altman, celle d'Andrea Marcovicci, délicieuse actrice trop rare et celle, dans un petit rôle, de Danny Aiello, futur solide second rôle chez Spike Lee, Woody Allen ou Harold Becker.
Tous ces ingrédients réunis, ajoutés à la sincérité jamais démentie de Martin Ritt, font du "Prête-nom" le film sans doute le plus lucide sur la monstruosité d'une démarche utilisant quasiment les mêmes méthodes que celles qu'elle dénonce pour se justifier.