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Le 11-septembre au cinéma : de l’image-tabou à l’image-spectacle

Petit historique de sa représentation dans les productions américaines

En 2006, deux réalisateurs d'envergure sortaient à quelques mois d'intervalle des films qui s'attaquaient frontalement aux attentats du 11 septembre 2001. Paul Greengrass avec "Vol 93", Oliver Stone avec "World Trade Center". Il avait fallu cinq années de recul pour qu'Hollywood ose traiter l'événement explicitement - cinq années au cours desquelles les attaques terroristes et leurs conséquences ont peuplé les productions de l'industrie du rêve, mais de manière allusive ou détournée.

Immédiatement après les attentats du 11 septembre, les nombreux commentateurs et analystes ont souligné la similitude entre l'événement et les catastrophes imaginaires qu'aligne à longueur d'année le cinéma américain. Et effectivement, ces avions s'écrasant contre le World Trade Center et le Pentagone évoquaient des centaines d'autres images, pour la plupart virtuelles et vues et revues jusqu'à l'indigestion. Tout s'était déroulé comme si les instigateurs des attentats avaient voulu renvoyer aux États-Unis ces images dont ils abreuvent le monde entier ; et ainsi mettre l'Empire face à sa vanité. Ceci est du moins une interprétation parmi tant d'autres. Une chose est néanmoins certaine : l'événement du 11 septembre et les reportages télévisés qu'il généra ne furent pas sans conséquence sur la production cinématographique, en particulier celle des majors.

Obligés de se positionner, pris dans le flot continu des images, les studios choisirent, à l'instar de l'ensemble de la nation, de ne pas évoquer directement l'événement. Celui-ci devait rester dans le domaine du non dit ou au mieux de l'implicite. Si l'on exclut les essais et documentaires (dont "Fahrenheit 9/11" et "9/11", l'exceptionnel film des français Jules et Gédéon Naudet, réalisé à la faveur du hasard en suivant des pompiers aux prises avec les tours en flammes), un feuilleton télé (la série "911" qui raconte le quotidien de policiers et pompiers à New York) et "11' 09'' 01", un film européen auquel participa un réalisateur américain, la presque totalité des fictions produites aux États-Unis entre 2001 et 2005 le rejeta dans le hors champ. Michael Moore n'hésita pas pourtant à inclure dans son montage de "Fahrenheit 9/11" le World Trade Center en flammes. Une première, même si dans la rapidité du montage, on sentait comme une réticence, une hésitation. On montre mais pas trop, pour ne pas heurter les sensibilités. Le geste n'en était pas moins courageux et, qui sait, a peut-être fait évoluer l'appréhension que les Américains avaient de l'événement, ou plus précisément de son image.

Aujourd'hui, le temps a passé et l'Amérique a entrepris son travail de deuil. Fidèle à son habitude, elle se lance maintenant dans la représentation de l'événement, avec "Vol 93", "La Malédiction" et "World Trade Center" comme premiers films hollywoodiens dans lesquels apparaissent les tours en flammes. Est-ce une simple embellie passagère, proportionnelle au silence qui l'a précédée, ou le début d'une utilisation commerciale de ces attentats historiques ? L'avenir seul nous le dira.

De l'image-tabou à l'image-spectacle, les cinq années qui nous séparent de 11 septembre 2001 ont ainsi permis à Hollywood de s'approprier une catastrophe qu'elle avait peut-être contribué à créer. Pour juger de cette évolution, nous vous proposons un retour sur les films américains sortis en salles ou produits durant cette période et qui, de près ou de loin, ont à voir avec l'événement. Sans prétendre à l'exhaustif, nous les avons classés en trois catégories :
- les allusifs, ou comment évoquer le 11 septembre sans n'en rien montrer ;
- les symboliques, ou la science-fiction rattrapée par l'actualité ;
- les explicites, ou le cinéma aux prises avec le réel.

I - Les allusions au 11 septembre : comment évoquer sans montrer

Dans les semaines qui suivirent les attentats, l'industrie hollywoodienne dut faire face à ce qu'elle n'avait jamais envisagé : un événement difficilement représentable, du moins durant le temps de la douleur et du deuil. Elle s'est donc contrainte à n'en rien montrer, sinon de manière implicite, et même parfois à l'occulter. Ce silence presque gêné dura près de cinq années. Retour sur 4 films qui, chacun à leur manière, prirent position face à la réalité de cette catastrophe historique.

"A.I. intelligence artificielle" (2001)
Steven Spielberg adapte un script de science-fiction signé Stanley Kubrick. L'histoire se déroule dans un lointain futur et se conclut par une vision de New York envahie par les eaux et d'où émergent les sommets des tours jumelles. Le film est sorti quelque jours après les attentats et le spectacle laissait un goût étrange. Par la suite, Spielberg, qui a toute latitude pour retravailler ses films (voir les modifications numériques qu'il a apporté à "E.T."), aurait pu enlever cette image, pour être en quelque sorte plus conforme à la « réalité ». Il a néanmoins choisi de la conserver. Ce choix est à relier avec celui de Martin Scorsese dans "Gangs of New York" (cf. ci-dessous), qui lui aussi décida de conserver l'image des tours érigées mais, cette fois, en faisant débat.

A.I. intelligence artificelle - twin towers

"Spider-Man" (2002)
Le premier film de l'après-11 septembre, annoncé quelques mois avant les attentats mais sorti l'année suivante. Le terrain de jeu de l'araignée humaine étant les gratte-ciel de New York, le récit de ses exploits ne pouvaient pas ne pas tenir compte de ce qui venait de se passer. Pourtant le film ne fait jamais référence à cette réalité - ni "Spider-Man 2", la suite sortie en 2004. On peut même dire qu'il s'en éloigne comme pour mieux la conjurer. À cet écartement du réel s'ajoute la censure de la première bande annonce : on y voyait un hélicoptère pris dans une toile d'araignée géante, tissée par Spider-man entre les deux tours; à la fin du clip, celles-ci venaient se refléter sur les yeux du super-héros.

"Gangs of New York" (2002)
Martin Scorsese filme la construction de la démocratie américaine, dans une œuvre en costumes située dans la seconde moitié du XIXe siècle, qu'il conclut par une vision singulière : en un accéléré résumant 150 ans de l'histoire de New York, on voit les buildings de Manhattan sortir de terre, l'image s'arrêtant sur les deux tours s'élançant fièrement vers le ciel. Ce choix lui a été reproché. Car en montrant ces buildings, il ne pouvait que faire resurgir le douloureux présent et souligner l'absence. À l'époque, toute allusion aux événements dans une œuvre de cinéma, et de surcroît de fiction, devait être évitée (cf. "Spider-Man"). Le recueillement appelait silence et réserve. Scorsese ne l'a pas voulu ainsi, préférant laisser la période de l'après-11 septembre dans un hors champ, une zone d'ombre et d'incertitude plus qu'inquiétante.

"Munich" (2005)
Avec "A.I." et "La Guerre des mondes" (cf. ci-dessous), "Munich" est le troisième film de Steven Spielberg à figurer dans notre sélection. Comme quoi, il reste bien le cinéaste américain par excellence, en phase avec l'humeur de la nation. Dans son dernier film, il reconstitue les meurtres israéliens qui suivirent l'attentat commis par des Palestiniens à Munich lors des J.O. de 1972. Il termine son film sur le skyline de New York, avec les tours jumelles. Par cette vue, il semble vouloir relier le conflit israélo-palestien aux événements de septembre 2001 et nous dire en implicite que les méfaits du passé expliquent probablement les catastrophes du présent. Raccourci plus que discutable qui passe comme une lettre à la poste à l'ultime minute d'un film déjà bien trop long. La mauvaise conscience de l'Amérique n'en est pas moins palpable et le sentiment diffus d'une responsabilité, même indirecte, devient prégnant.

II - Le symbolisme : la science-fiction rattrapée par la réalité

La science fiction a toujours permis de représenter l'actualité sans avoir à s'y confronter pleinement. Autrement dit, les visions du futur servent souvent, par le symbole et l'allégorie, à porter un discours sur le présent. L'appréhension du 11 septembre 2001 ne fit pas exception à la règle. Plusieurs films jouèrent ainsi avec les poncifs du genre pour évoquer, de près ou de loin, les attentats qui marquèrent ce début de XXIe siècle.

"Signes" (2002)
La Terre a-t-elle été envahie par des extraterrestres ? C'est la question que se pose Mel Gibson, ancien prêtre en mal de croyance et enfermé avec ses enfants dans une ferme isolée. La métaphore de M. Night Shyamalan est transparente. La communauté familiale devient ici symbole d'une Amérique repliée sur elle-même et dont le seul contact avec le monde extérieur passe par l'écran de télévision. L'attaque extraterrestre n'est plus ici qu'un prétexte, qu'un générateur d'incompréhension et d'angoisse qui renvoie directement à l'attentat contre les tours jumelles. Le cinéaste poursuivra sa métaphore sur l'Amérique contemporaine dans "Le Village".

"Solaris" (2002), le remake du film de 1972
Ce film de science-fiction se déroule dans le futur. Pourtant, dans les premières séquences, le psychologue joué par George Clooney reçoit en thérapie collective des personnes ayant vécu « un événement » qui, par lui-même et par ses images, semble les avoir affectés. L'allusion est suffisamment transparente pour que la référence au 11 septembre ne fasse aucun doute, d'autant qu'une des patientes est explicitement musulmane. À ce niveau, la représentation sert non à parler d'une actualité, d'une chose concrète, mais plutôt à cerner la perception qu'en a le peuple américain, à évoquer ses pensées, craintes et espoirs. Ce qui entre en résonance avec le parcours du personnage principal, voué à se perdre dans ses fantasmes.

"La Guerre des mondes" (2005), le remake du film de 1953
Steven Spielberg filme l'attaque de la Terre par des extraterrestres et montre la désintégration d'humains transformés en cendres. À tel point que le pauvre Tom Cruise s'en retrouve totalement recouvert. Ces particules grises volant dans l'air et le visage noirci de l'acteur n'évoquent pas par hasard les images captées aux environs du World Trade Center et qui à l'époque envahirent nos postes de télévision. Voilà encore une preuve, s'il en est besoin, que Spielberg cherche à tout prix à s'inscrire dans la conscience collective et à jouer avec elle. Avec son déploiement militaire et ses questionnements sur l'interventionnisme, le film n'est pas sans rapport également avec la seconde guerre en Irak. À travers cette adaptation d'un roman du XIXe siècle, le cinéaste discourt donc sur l'état actuel des États-Unis.

"Superman Returns" (2006), le remake du film de 1978
Superman revient sur Terre et la première chose qu'il trouve à faire, c'est empêcher une catastrophe aérienne. On peut penser que cela n'a rien à voir avec le 11 septembre. On peut aussi se dire le contraire. En tout cas, l'Amérique a besoin de héros et elle le fait savoir. Que les méchants terroristes tremblent et que le peuple se rassure, l'homme à la cape veille de nouveau sur ses ouailles.

Superman returns - Boeing

III - Les références explicites au 11 septembre : le cinéma aux prises avec le réel

Entre 2001 et 2005, rares furent les films qui osèrent affronter l'image-tabou, celle de la disparition des tours. Quelques-uns s'y risquèrent, faisant probablement évoluer le rapport que la nation américaine entretient avec ces images traumatiques. Elles semblent dorénavant acceptées et les studios en profitent pour sortir des films qui traitent de manière ouverte des attentats. La course à la surenchère serait-elle lancée ?

"La 25ème Heure" (2002)
Spike Lee filme les derniers jour de liberté d'un « dealer » en attente de son incarcération. Il déambule dans le New York de l'après-11 septembre, en faisant le bilan sur son passé et en ne voyant dans le futur que la répétition du même ou la fin de ce qu'il a été. Au détour d'une scène, la caméra surplombe Ground zero, espace vide rempli de la mémoire des morts. Le geste est déjà en soi notable puisque jusqu'alors, dans le cinéma américain, cette image était taboue et volontairement exclue du champ de la représentation. Mais surtout, elle fait sens et confère au film son statut de symbole. Elle fait écho au parcours du personnage incarné par Edward Norton et concentre l'idée d'une Amérique en léthargie, hébétée sous le poids de l'absence. L'ensemble du film paraît alors s'embourber dans l'inertie, l'incapacité d'avancer. Un des meilleurs titres de Spike Lee devient ainsi un des plus beaux films sur l'état d'âme de la nation américaine.

"La Malédiction" (2006), le remake du film de 1976
Sauf erreur, la première fiction hollywoodienne à montrer les images désormais historiques de la chute des Tours. Elles surviennent lors du laïus d'un évêque qui nous explique que les attentats du 11 septembre seraient un signe annonciateur de la venue de l'Antéchrist. Au-delà de son caractère risible, l'utilisation de cet événement meurtrier frôle ici l'indécence et la bêtise. Son seul mérite est d'avérer que le cinéma américain a maintenant un rapport moins complexé avec ces événements. Suivront d'ailleurs "Vol 93" et "World Trade Center".

"Vol 93" (2006)
Pour l'heure, le premier film scénarisé à affronter l'événement sans ambages. Même si le film laisse dans le lointain l'attentat contre le World Trade Center, puisqu'il focalise notre attention sur le quatrième avion, celui qui s'écrasa avant d'avoir atteint sa cible (le Sénat, à Washington ?) en ne laissant aucun survivant. Peut-être fallait-il un Européen, en l'occurrence le britannique Paul Greengrass, pour oser représenter sans parti pris ce qui s'était déroulé durant ce vol. En tout cas, le film réussit l'exploit de nous donner à vivre de l'intérieur une tragédie humaine tout en développant une réflexion sur notre distance de spectateur, à l'abri devant nos inoffensives télévisions.

"The Great New Wonderful" (2005)
Ce film est inédit en France. Il conte cinq histoires prenant place dans un New York entièrement transformé par les attentats du 11 septembre. Se déroulant un an après, le film réalisé par Danny Leiner, originaire de Brooklyn et créateur de la série "Les Soprano", prétend peindre les réactions que suscita l'événement chez les New-Yorkais. Comme le dit le synopsis sur le site officiel, « ces histoires révèlent que l'égarement précède toujours un nouveau commencement. » Tout un programme.

"World Trade Center" (2006)
Oliver Stone s'est souvent posé comme un édificateur de monuments doublé d'un contempteur roublard. Au sens où il prétend faire retour sur l'histoire de l'Amérique, pour en souligner la part d'ombre et, en contrepoint, en désigner les héros. Il est donc logique qu'il soit le premier à regarder en face le soleil noir, pour mieux dire la gloire de ceux qui l'affrontèrent : les pompiers et les forces de l'ordre de New York, mobilisés et parfois sacrifiés lors de la chute des tours. Le film est fortement inspiré par les images de "9/11", le documentaire-hommage des frères Naudet.