titre original | "Fargo" |
année de production | 1996 |
réalisation | Joel Coen |
scénario | Joel Coen et Ethan Coen |
photographie | Roger Deakins |
musique | Carter Burwell |
interprétation | Frances McDormand, Steve Buscemi, William H. Macy, Peter Stormare |
récompenses | • Oscar du meilleur scénario original |
• Oscar de la meilleure actrice pour Frances McDormand | |
• Prix de la mise en scène au festival international du film de Cannes 1996 |
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
Après la grosse production que fut "Le Grand Saut" (1994), leur film encore à ce jour le plus incompris, qui fut aussi leur premier et unique échec d’importance, les frères Coen avaient besoin de se ressourcer en revenant à ce qui leur convient le mieux. Soit un budget relativement modeste leur permettant de travailler dans la sérénité, en maîtrisant davantage l’ensemble des paramètres de leur création.
Avec "Fargo", ils parviennent à une sorte de synthèse heureuse entre le film ultra-noir que fut "Sang pour sang" et "Arizona Junior", la comédie « cartoonesque » qui lui succéda. L’ensemble se déroulant dans leur Minnesota natal. Autant dire que tout était réuni pour qu’aucune faute de quart ne vienne dérouter leur trajectoire. Ce sera celle rectiligne d’un sans-faute.
Leur sixième film sera donc celui de la maîtrise totale, où le quotidien le plus banal des petites gens de cette région du Nord de l’Amérique au climat extrême va côtoyer une violence totale qui va s’abattre sur une affaire minable de kidnapping, elle-même orchestrée et exécutée par des minables. Au premier rang desquels se situe Jerry Lundegaard, le directeur commercial d’une concession automobile appartenant à son beau-père, riche homme d’affaires rude et sans concession. Un gendre frustré par sa position de pistonné, qui va imaginer sous-traiter le kidnapping de sa femme à deux malfrats frustres et mal assortis dans le but de les berner sur le montant de la rançon en jeu, afin de pouvoir monter sa propre affaire de parkings dans la foulée. L’intrigue de départ, qui sent bon la déconfiture programmée, constitue bien sûr le cadre idéal pour que les deux frères déploient à loisir leur sens de la dérision pathétique. Ils auraient toutefois pu réussir moins bien leur coup en refusant d’enrôler William H. Macy comme ils l’avaient d’abord décidé. Mais l’insistance de ce dernier a fini par les convaincre qu’il serait l’homme de la situation.
Avec le recul, qui d’autre que l’acteur protéiforme au visage caoutchouteux aurait pu si bien incarner cet homme affable au possible, cachant, tapie au fond de lui, une absence d’empathie totale sans doute révélée par la confrontation quotidienne avec l'image de raté que lui renvoie un beau-père sans grande finesse psychologique ? C’est à coup sûr l’un des monstres les plus terrifiants que le cinéma nous ait donné de voir. Un de ces criminels qui s’excusent, la mine déconfite, de vous avoir planté un couteau dans le dos alors que vous êtes en train d’agoniser au sol dans la mare de votre propre sang. Prodigieux, l’acteur qui aurait sans aucun doute mérité de décrocher l’Oscar du meilleur second rôle pour lequel il a été nommé, sera par la suite souvent employé dans des rôles similaires ("Panic" d’Henry Bromell en 2000, "Edmond" de Stuart Gordon en 2005). Rien de plus effrayant en effet que l’horreur quand elle prend le visage du banal et du quotidien. Joel et Ethan ont donc eu le bon réflexe en rattrapant par la manche Mister Macy.
Pour Frances McDormand et Steve Buscemi, ils n’ont pas eu à chercher bien longtemps, les deux acteurs faisant partie de la famille. Frances McDormand notamment, épouse de Joel, qui avec sa placidité malicieuse, contribue à littéralement renverser l’image traditionnelle du flic hollywoodien. Enceinte jusqu’aux dents, épouse sans histoire d’un policier bureaucrate, elle va se lever en douceur de son lit pour mener à bien son enquête et se recoucher de la même manière à la fin du film, après avoir traversé les pires horreurs sans d’aucune manière se sentir atteinte dans sa joie d’attendre un enfant. La comédie humaine en somme, faite du contraste saisissant entre les plaisirs simples du quotidien et les rêves inassouvis de réussite ou de grandeur pouvant mener à la barbarie.
Le tout est magnifiquement servi par les deux frères qui, avec l’aide de leur désormais fidèle chef-opérateur Roger Deakins, utilisent à dessein la neige pour engourdir les bruits et opacifier les contrastes. Moins référentiel qu’à l’accoutumée si ce n’est à leur propre cinéma, "Fargo" est la preuve qu’en six films, les frères Coen ont beaucoup appris, notamment concernant l’écriture, qui ici ne souffre d’aucune approximation ou dilution pour dérouler un engrenage infernal que rien ne pourra arrêter.
Prix de la mise en scène à Cannes en 1996, "Fargo" a valu à Frances McDormand le premier de ses trois Oscars (pour un premier rôle), faisant d’elle l’actrice la plus récompensée de l’histoire d’Hollywood derrière Katherine Hepburn mais devant Bette Davis, Jane Fonda, Elizabeth Taylor, Meryl Streep ou Ingrid Bergman. Les deux frères et comparses étaient désormais prêts pour accoucher de leur chef-d'oeuvre : "The Big Lebowski".
La critique de Pierre
Quatorze ans après, toujours un chef-d'œuvre !
Le pitch : contrairement à ce qui est dit dans le carton d'ouverture, l'histoire est complètement inventée par les frères Coen et n'a RIEN de véridique. Si vous ne la connaissez pas, cessez de lire cette review et allez voir le film.
Bon, pas facile de parler de la perfection. Je vais livrer deux, trois idées qui me viennent.
D'abord, c'est un film assez original pour les frères Coen. Tout ce qu'ils ont fait avant et après se rattache globalement à une tradition cinématographique ou surtout littéraire. C'est très vrai pour "Sang pour sang", "Arizona junior", "Miller's Crossing", ou pour les films suivant "Fargo", de "The Big Lebowski" à "The Barber". Ici, même si l'histoire est inventée, on sent un désir de faire "véridique". C'est pas du Cassavetes, mais ça se veut plus en prise sur le réel. Et c'est leur meilleur film, easy.
Ensuite, on peut dire, en essayant de ne pas être trop pompeux, que c'est une espèce de fable sur l'absurdité de la vie, intégralement symbolisée par le personnage de Jerry Lundergard, à lui seul LA plus grande création des frères Coen, interprété par un William H. Macy qui trouve ici le rôle de sa vie. Sa prestation est d'une perfection éblouissante, du niveau Martin Laudau en Bela Lugosi ("Ed Wood"), pour prendre un exemple issu des mêmes années. C'est un personnage universel. Il a 15 grands moments dans le film, évidents ou plus infimes. J'en retiens un, quand Stan Grossman, l'associé de son beau-père, lui demande comment il va parler à son fils de l'enlèvement de sa mère : le visage de Macy fait tout passer en une seconde : le mec avait complètement oublié qu'il avait un fils et, a fortiori, ce qu'il allait bien pouvoir lui dire. Quand la bêtise est décrite avec un tel art, c'est éblouissant.
Tout est parfait dans le film (photo, musique, scénario), mais j'ai envie de parler de la beauté des dialogues dans ce film. Toutes les phrases sont mémorables et, du coup, chaque scène du film est une réussite. Surtout que les Coen jouent, comme dans beaucoup de leurs films, sur la répétition par les personnages d'une ou deux phrases-clé : « I'm not gonna debate with you, Jerry », « The heck, you mean? », « I'm cooeperating here! », etc.
Enfin, mention spéciale à Michelle Hutchison, la prostituée que Steve Buscemi lève dans un concert de Jose Feliciano : elle reste deux minutes à l'écran, mais elle est d'une drôlerie imparable. Bravo à elle.
Critique extraite du Guide des films de Jean Tulard
Il s'agit d'un (soi-disant) fait divers authentique survenu à Minneapolis, pays des frères Coen. « Les paysages, les décors, font partie intégrante du film. Ils sont typiques du Midwest au même titre que les personnages avec leur sensibilité et leur mentalité particulière », ont déclaré les auteurs. Assez curieusement, tout est enraciné dans une tradition locale et il est significatif que les héros de l'aventure portent des noms suédois, Peter Stormare, qui joue l'un des kidnappeurs, ayant même joué dans "Fanny et Alexandre" de Bergman. Autre originalité : l'humour noir, qui permet d'éviter l'horreur que procurerait au spectateur une histoire aussi sanglante. Enfin, détail qui en dit long : Frances McDormand, qui joue le rôle de la femme-flic enceinte jusqu'aux yeux, est la femme de Joel Coen. Le film reçut le Prix de la mise en scène à Cannes en 1996, et, pour une fois, c'était justice.
Le générique de "Fargo" conçu par Balsmeyer & Everett Inc.