titre original | "Tommaso" |
année de production | 2019 |
réalisation | Abel Ferrara |
scénario | Abel Ferrara |
photographie | Peter Zeitlinger |
musique | Joe Delia |
interprétation | Willem Dafoe, Cristina Chiriac, Anna Ferrara, Stella Mastrantonio |
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
Au cours de sa carrière de réalisateur maintenant aboutie (24 longs métrages en 43 ans), Abel Ferrara aura connu trois compagnonnages importants. Le premier avec Christopher Walken (5 films), sans doute le plus fructueux, qui a produit les films les plus caractéristiques du style violent et flamboyant du réalisateur italo-américain. Parmi eux, un chef-d’œuvre avec "The King of New York" (1990), sorte d’opéra baroque ayant pour livret le retour avorté d’un caïd de la drogue qui découvre à sa sortie de prison qu’il va devoir lutter durement pour reprendre le pouvoir qui était le sien. Le deuxième avec Harvey Keitel, plus bref (2 films) mais tout aussi brillant, lui amènera la reconnaissance unanime de la critique avec "Bad Lieutenant" (1992), qui narre par le menu la descente aux enfers d’un flic corrompu et accroc à l’héroïne, décidant d’emprunter la voie de la rédemption sacrificielle pour en finir.
Le troisième avec Willem Dafoe, entamé en 1998 avec "New Rose Hotel", est sans aucun doute le moins prestigieux, car conduit par un Abel Ferrara dont la verve créative n’a plus rien à voir avec celle qui l’animait durant les deux décennies précédentes. "Tommaso" est la cinquième de leurs collaborations. Encore plus qu’avec Walken et Keitel, le réalisateur trouve en son acteur une sorte d’alter-ego habité par ses obsessions. Désormais essentiellement introspectif, Ferrara qui, tout comme Dafoe, habite à Rome, plante sa caméra dans la ville éternelle pour faire part au spectateur de ses états d’âme du moment. Il s’est en effet remarié avec une très jeune femme jouant dans le film (Cristina Chiriac), après avoir décroché de ses addictions et constaté à son grand regret qu'il n’est plus trop « dans le coup » aux États-Unis.
Willem Dafoe est donc Tommaso, réalisateur fraîchement débarqué à Rome avec sa jeune femme et sa fille pour travailler sur le scénario de son nouveau projet (il s’agit en fait du réel scénario du prochain film en chantier de Ferrara). Les journées s’écoulent doucement entre les cours de théâtre qu’il prodigue, les réunions avec les Alcooliques Anonymes, la pratique du yoga et les promenades au parc avec sa fille (la vraie fille de Ferrara). Sans doute un programme trop sage pour celui qui tirait une grande part de sa créativité de la fièvre new-yorkaise et de son implication directe dans celle-ci. Forcément, les rapports avec sa jeune épouse se distendent, chacun poursuivant ses propres objectifs. Jusqu’au jour où Tommaso, lors d’une sortie avec sa fille, croit voir son épouse dans les bras d’un jeune homme. Fait réel ou fantasme ? Bizarrement, la vie suit son cours sur le même faux rythme, mais des rêves et sensations bizarres commencent à miner Tommaso en panne sur son futur scénario.
L’intrigue va-t-elle enfin prendre corps ? En réalité non. On comprend vite que c’est essentiellement de lui dont nous parle Ferrara, même s’il fait quelques allusions au travail personnel de Dafoe, en injectant deux scènes un peu grotesques rappelant "La Dernière Tentation du Christ" et en exposant de sa parfaite maîtrise du yoga. Visiblement, les deux hommes qui sont voisins à Rome ont plaisir à travailler ensemble. D’ailleurs, le prochain film de Ferrara, "Siberia", les réunira à nouveau. Mais cette osmose ne débouche pas sur grand-chose, hormis le plaisir que pourront trouver les exégètes de l’œuvre de Ferrara à détecter la part de l’intime du réalisateur ou de son acteur qui se cache derrière chaque plan.
L’introspection, si elle peut être intéressante quand elle nourrit un propos pouvant facilement être partagé par celui qui le reçoit, confine au narcissisme quand elle témoigne d’une imagination artistique qui se tarit. C’est malheureusement ici le cas. On pardonnera malgré tout ce faux pas à ces deux grands artistes qui, espérons-le, trouveront sous d’autres cieux des terrains plus favorables à leur renouveau. Ensemble, ce sera sans doute difficile.