titre original | "Merrily We Go to Hell" |
année de production | 1932 |
réalisation | Dorothy Arzner |
scénario | Edwin Justus Mayer, d'après "I, Jerry, Take Thee, Joan" de Cleo Lucas |
photographie | David Abel |
musique | Rudolph G. Kopp et John Leipold (non crédités) |
interprétation | Sylvia Sidney, Fredric March, Adrianne Allen, Richard 'Skeets' Gallagher, George Irving, Esther Howard, Florence Britton, Charles Coleman, Cary Grant, Kent Taylor |
Extrait de la chronique du 20 décembre 2016 de Bertrand Tavernier
"Merrily We Go to Hell" que l’on trouve soit dans un coffret consacré aux films Universal pre-Code soit séparément, compte en revanche parmi les meilleures réussites de Dorothy Arzner qui, comme l’écrit Antoine Royer, dans DVDClassik, « aura été l’une des plus remarquables marginalités issues du giron des studios hollywoodiens durant les années 20 : en premier lieu, c’était une femme, et probablement la première réalisatrice à avoir obtenu une place de cette envergure à Hollywood. Plus encore, c’était une lesbienne, qui portait des pantalons et assumait ses amours, notamment avec la danseuse et chorégraphe Marion Morgan, dont elle partagea la vie pendant des décennies où cela ne se faisait pas encore. Et la plupart des films de Dorothy Arzner, sans pour autant être des pamphlets revendicatifs, portent ainsi en eux quelque chose de cette identité singulière, tant dans les thèmes abordés (notamment autour de la condition féminine, avec des personnages qui décident de prendre en main la direction de leur existence plutôt que de subir la pression de l’ordre social) que dans la manière de les appréhender. »
Je discuterai simplement et très légèrement « l’identité singulière » car aucun des films d’Arzner ne trahit vraiment ses préférences sexuelles (elle-même les vivait discrètement comme le rappelait Philippe Garnier) contrairement à ce que ressassent les universitaires américains. Même s’il lui arrive de dénoncer des conduites phallocratiques dans les couples, comme dans un certain nombre de mélodrames ("Back Street" de Stahl). De même que Cukor faisait attention à dissimuler son homosexualité dans ses films. On peut en effet noter l’attention que porte Arzner à ses personnages féminins – ici Sylvia Sidney qui a rarement été plus belle, plus délicate et ailleurs la sidérante Ruth Chatterton sans oublier Rosalind Russell extraordinaire dans "L'Obsession de Madame Craig" : attention aux visages, aux costumes, aux cadrages. Mais dans "Merrily We Go to Hell" (c’est le toast qui ponctue chaque libation de Jeremy Corbett), Fredric March est exceptionnel, tout comme John Boles dans "L'Obsession de Madame Craig", voire Clive Brooks et surtout Paul Lukas dans "Anybody's Woman", ce qui contredisait un peu l’assertion de Garnier selon laquelle, elle sacrifiait parfois les personnages masculins.
Il y a un thème qui court à travers tous ses films : les couples mal assortis ou dysfonctionnels pour des différences de classe, de milieu, de caractère. Parfois les protagonistes surmontent ces différences, après bien des souffrances comme dans ce film, parfois non comme dans "L'Obsession de Madame Craig". Toujours Antoine Royer : « "Merrily We Go to Hell" (1932) est un film admirable, à de nombreux points de vue. Stimulant, troublant, émouvant, léger tout en étant empreint de gravité et de subversion, le film témoigne d’une excellence de production assez généralisée qu’il convient de souligner ici. Avec le recul conféré par quelques décennies de mélodrames plus ou moins honnêtes autour de l’alcoolisme – et parmi eux, de bien rares chefs-d’œuvre – on pourrait trouver le déroulé du film un peu attendu, somme toute prévisible. Quatre contre-arguments, au moins, invitent à modérer le constat critique. Premièrement : avant 1932, la figure de l’alcoolique n’avait que rarement été traitée en tant que telle au cinéma, si ce n’est pour donner l’occasion de scènes d’ivresse comique et/ou bagarreuse, et des ressorts dramaturgiques qui peuvent aujourd’hui paraître obligés ne l’étaient pas forcément, loin de là, à l’époque. Deuxièmement – et pour revenir à cet admirable titre – : certes, le couple central va être mis à mal par la dépendance à l’alcool de Jerry, et ce qui est attendu survient… mais peut-on finalement reprocher à un film de se tenir au programme annoncé sur son affiche ? Troisièmement, le scénario d’un film ne se limite pas, loin de là, au déroulé de son intrigue, et le film contient suffisamment de singularités périphériques, dans son approche de son sujet ou dans le traitement de ses personnages secondaires, pour attiser la curiosité. Et enfin, quatrièmement : il ne faudrait pas confondre le moyen et la fin, et "Merrily We Go to Hell" n’est en réalité pas tant un film sur l’alcoolisme qu’une œuvre sur les obsessions individuelles et les pulsions destructrices qu’il engendre souvent. »
Le ton oscille entre la cocasserie et la gravité, la légèreté et le drame et l’action avance comme suspendue dans un nuage d’alcool, ce qui dramatise les chutes et les faux pas. Corbett va se remettre à boire sous l’influence de son ancienne petite amie qui l’avait pourtant maltraité :« Pourquoi me considères tu avec cette dévotion ? », lui demande-t-elle quand ils se retrouvent, « celle qu’on accorderait à un boa constrictor ». « C’est vrai, j’étais jeune et égocentrique » – « Et maintenant ? » – « Maintenant, je suis jeune et égocentrique ». Et il va entraîner provisoirement sa femme dans sa chute. Il y a des parenthèses surprenantes : la recherche d’un baryton occupe pendant quelques scènes les déambulations d’un trio de fêtards dont March (« il n’est ni baryton ni gentleman », dit il après avoir testé un barman vocaliste et après qu’un autre barman ait répondu « je n’autorise pas les barytons ici ») et tout à coup une réplique poignante, quand Sylvia Sidney qui vient elle aussi de boire, déclare : « Je vous donne l’état sacré du mariage moderne : on vit seul, dans des lits jumeaux avec trois Alka Seltzer le matin. » Remarquable dialogue, brillant, moderne et rapide d’Edwin Justus Mayer (March découvrant que Sidney est la fille de Prentice, le roi de la conserve : « Ah, celui qui met des objets dans une boîte que moi j’ouvre pour les en retirer »). Arzner parvient à contourner tous les clichés, nous faisant sentir la muflerie de March mais aussi sa fragilité, la souffrance. Elle maîtrise tous les changements de ton avec une grâce infinie.
