titre original | "The Beguiled" |
année de production | 2017 |
réalisation | Sofia Coppola |
scénario | Sofia Coppola, d'après le roman de Thomas Cullinan |
photographie | Philippe Le Sourd |
musique | Phoenix |
interprétation | Colin Farrell, Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning |
récompense | Prix de la mise en scène au festival international du film de Cannes 2017 |
version précédente |
"Les Proies", Don Siegel, 1971 |
La critique de Sébastien Miguel pour Plans Américains
Délaissant, avec intelligence, les cataclysmes baroques du chef-d’œuvre gothique de Don Siegel, Sofia Coppola privilégie la dissection des comportements humains et les compositions picturales recherchées.
Les deux versions s'avèrent pourtant symétriques, le regard masculin impitoyable de Siegel (et non exempt de misogynie) s'opposant à celui de Sofia Coppola, la réalisatrice préférant mettre en exergue les hésitations, les atermoiements de ses protagonistes avec une inclinaison prononcée à la compassion.
Rattachant avec brio cette nouvelle adaptation du roman de Thomas Cullinan à son propre univers, la cinéaste illustre avec une fascination communicative les tensions et les frustrations sexuelles de ses héroïnes, femmes combatives, fragiles et tragiquement seules.
Du grand art.
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
"Les Proies" de Don Siegel est sorti sur les écrans le 31 mai 1971. Parallèlement, quinze jours avant, la même année, naissait Sofia Coppola. Curieuse et amusante coïncidence. En 46 ans, bien des choses ont changé, et notamment la représentation de la femme à l’écran. Aujourd’hui, où selon un grand écart idéologique parfois très périlleux, se côtoient un féminisme conquérant souvent tatillon et un soutien par les mêmes personnes à l’expression d’une foi renvoyant la femme à une domination archaïque, difficile pour le rationalisme de trouver sa place. C’est dans ce contexte trouble et troublant que les femmes réalisatrices (les réalisateurs aussi) tentent de se frayer un passage étroit pour faire émerger une créativité qui sera fatalement examinée à cette aune. Sofia Coppola, qui a commencé à pratiquer son art en 1999 ("Virgin Suicides") quand la pression sur le sujet était bien moins forte, n’échappe pas aujourd’hui à la règle.
En s’attaquant à un remake des "Proies" de Don Siegel, réalisateur symbolique d’un cinéma ("L'Inspecteur Harry" en 1971) désormais fortement battu en brèche, la fille du réalisateur de la trilogie du "Parrain" (1972, 1974, 1990) et de "Apocalypse Now" (1979) savait sans conteste où elle mettait les pieds. Elle a d’ailleurs et sans doute à dessein, choisi de ne pas employer le terme de remake pour parler de son film, préférant évoquer une « autre approche » du roman de Thomas P. Cullinan, qui avait pourtant lui-même rédigé le scénario du film sorti en 1971. Sur le plan narratif, Sofia Coppola, prudente, a choisi d’inscrire son propos dans une relative neutralité en l’expurgeant de tout ce qu’il y avait de vraiment subversif et d’original chez Don Siegel.
En effet, lors de sa sortie, le film avait été jugé transgressif dans son évocation de la vacuité de la guerre de Sécession, renvoyant dos à dos le camp nordiste et le camp sudiste pour faire par ricochet s’interroger le spectateur sur la réalité de la guerre au Vietnam qui tournait au fiasco. Idem dans sa présentation de la sexualité où inceste, priapée, saphisme, viol et pédophilie participent à l’aspect baroque et tragique du film. « Pensez donc ! », six femmes d’âges très différents, recluses dans un pensionnat, vont s’unir pour châtier plus que sévèrement celui qui croyait les manipuler au nom d’habitudes ancestrales voulant que la femme se soumette sans barguiner à la sexualité de l’homme toujours dans son bon droit, notamment en temps de guerre. Réalisé par Don Siegel et interprété par Clint Eastwood, le film serait par définition misogyne car émanant de deux « machos » patentés. Réputation qui le poursuit encore aujourd’hui malgré ses qualités reconnues. La sexualité de la femme y est pourtant montrée comme pouvant être aussi explosive voire conquérante ou débridée que celle de l’homme. Et le soldat joué par Eastwood se croyant parvenu sur une île paradisiaque où sa virilité et son charme triomphants allaient rapidement imposer leur loi, comme le montre très bien l’exposition de ses fantasmes envahissants, va être brutalement stoppé dans son élan pour s’être joué de l’individualité de chacune à coup de mensonges grossiers. Il faudrait dans cette hypothèse voir cette première version plutôt comme une introspection critique voulue par Siegel, Eastwood et leur scénariste, constatant que l’homme exploite toujours la relation avec l’autre sexe à son seul profit et qu’il doit en assumer les conséquences. En quelque sorte une invitation à regarder les choses en face pour ensuite tenter de les faire évoluer.
Sofia Coppola n’a pas voulu suivre cette voie désormais inaudible et sans doute dépassée, choisissant une narration certes fidèle au roman, mais épurée de sa controverse sexuelle. Elle n’a pourtant pas échappé à celle-ci, qui s’est déplacée sur le front racial, lui étant reproché d’avoir escamoté le personnage de l’esclave noire présent de manière signifiante tant dans le roman que dans le film de Siegel, mais aussi d’avoir choisi Kirsten Dunst pour le rôle de l’intendante qui, dans le roman, était métisse. En ce début de XXIe siècle, on n’est décidément jamais trop prudent. En vérité, le parti pris de la réalisatrice désormais expérimentée est d’ordre esthétique et référentiel. Avec l’aide de son chef-opérateur français Philippe Le Sourd, elle semble avoir tourné son regard vers le très estimable "Panique à Hanging Rock" (1975) de Peter Weir pour son ambiance éthérée et sa photographie vaporeuse, mais aussi par analogie avec l’observation d’un groupe de femmes livrées à elles-mêmes face à une adversité inattendue.
En remontant encore dans le temps, certains choix de cadrages (cerclés de noir) pourront faire penser aux films romantiques de David W. Griffith avec les sœurs Gish (Dorothy et Lilian). On sait que le grand réalisateur avait lui-même provoqué une très vive polémique en 1915 avec "Naissance d’une nation" qui, par sa vision très partisane des enjeux et du déroulement de la Guerre de Sécession, montrait le long chemin encore à parcourir. Sofia Coppola propose donc beaucoup de plans décrivant la vie communautaire de ces six femmes qui, sous l’égide de leur directrice (Nicole Kidman), tentent de maintenir un semblant d’ordre dans un pays en proie au chaos. L’évolution des rapports d’autorité suite à l’arrivée du soldat (Colin Farrell) est de même finement observée, laissant un peu en retrait un Colin Farrell qui par instant semble prisonnier d’une ruche au sein de laquelle la survie du groupe l’emportera toujours.
Comme Don Siegel en son temps, et sans doute même encore davantage, un soin particulier a été apporté à la mise en valeur de l’architecture sudiste si bien intégrée à la nature qui l’entoure. Ainsi, les extérieurs ont été tournés sur le terrain de la Madewood Plantation House près de Napoleonville en Louisiane.
En résumé, nous sommes bien en présence de deux approches différentes en relation avec les contextes historiques dans lesquels les deux films ont été tournés. Deux films qui s’avèrent relativement complémentaires même si le projet de Sofia Coppola semble moins ambitieux mais aussi plus consensuel, témoin du cinéma de son temps. Une belle réussite malgré tout.