titre original | "The Wolf of Wall Street" |
année de production | 2013 |
réalisation | Martin Scorsese |
scénario | Terence Winter, d'après le livre de Jordan Belfort |
photographie | Rodrigo Prieto |
montage | Thelma Schoonmaker |
interprétation | Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Margot Robbie, Matthew McConaughey, Kyle Chandler, Rob Reiner, Jon Favreau, Jean Dujardin |
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
Martin Scorsese revient en grande forme pour cette cinquième collaboration avec Leonardo DiCaprio. Une collaboration dont on pouvait désespérer qu'elle nous offre un jour les mêmes pépites que celles du réalisateur avec De Niro. De "Gangs of New York" (2002) à "Shutter Island" (2010) en passant par "Aviator" (2004) ou "Les Infiltrés" (2006), il faut reconnaître que l'alchimie entre les deux hommes était jusqu'alors plutôt inopérante, l'acteur prodige livrant ses plus belles prestations lors de ses escapades chez Sam Mendes ("Les noces rebelles"), Clint Eastwood ("J. Edgar"), Edward Zwick ("Blood Diamond") ou même Ridley Scott ("Mensonges d’État").
Leonardo DiCaprio, toujours honnête et exigeant dans ses choix artistiques, cherchait sans doute chez Scorsese l'urgence et la furie qui animaient ses plus beaux films, alors que de son côté le réalisateur, sans vouloir se renier, espérait démontrer, grâce à la notoriété de son nouveau protégé, qu'il était capable de se confronter aux grosses productions qui cassent la baraque au box-office, ce que sa pourtant féconde relation avec De Niro ne lui avait jamais permis. Arrive un âge où la reconnaissance critique peut ne plus suffire, et dans sa quête de reconnaissance sonnante et trébuchante, Scorsese est certainement des deux celui qui, jusqu'alors, a tiré le meilleur parti de ce compagnonnage. Dans leurs quatre premiers films en commun, grosses productions boursouflées sans réel souffle narratif, DiCaprio, pourtant très appliqué, semblait laissé à l'abandon par un Scorsese trop occupé par une machinerie qui lui permettait de se prendre un instant pour le John Ford ou le Michael Curtiz du XXIe siècle dont il admirait les films dans sa jeunesse. Or, ce qui fait la force du cinéma de Scorsese quand il est réussi, c'est la direction d'acteurs, et plus particulièrement celle du principal d'entre eux, dont il aime filmer l'ascension suivie de sa brutale décadence.
C'est exactement ce qu'il a offert avec "Le loup de Wall Street" à DiCaprio, qui voit enfin ses efforts et sa persévérance récompensés avec ce film cousin des "Affranchis" (1990), acmé de la période De Niro. La biographie de Jordan Belfort, symbole des nouveaux héros déchus de Wall Street, sorte de gladiateur des temps modernes, était le matériau idéal pour marier les ambitions des deux hommes : le film à grand spectacle pour Scorsese et un rôle habité pour DiCaprio. En symbiose, les deux compères n'allaient pas rater l'occasion de nous en mettre plein la vue. Toute la panoplie du trip "fric, sexe, drogue et adrénaline" nous est balancée énergiquement à la face. C'est un ballet endiablé et ininterrompu de trois heures qui démarre quand le jeune Belfort, encore tendre mais déjà aux aguets, comprend grâce à son mentor Mark Hanna (génial Matthew McConaughey) que le système de la finance a été conçu pour être une boucle sans fin, alimentée par l'insatiable goût de l'argent et de pouvoir qui sommeillerait en chacun d'entre nous.
Selon la bonne vieille leçon de l'échelle de perroquet, dans ce domaine, les choses ne peuvent qu'empirer, chacun cherchant à faire plus fort que celui qui l'a précédé. Belfort, après le crack de 1987, va très vite comprendre que l'on peut soutirer un maximum d'argent à la middle class américaine en lui aspirant ses économies à coup de spéculations frauduleuses sur des valeurs pourries montées artificiellement au pinacle. Ce sera le jackpot et le début de l'aventure de la Stratto Oakmont, société de courtage que Belfort monte avec ses premiers disciples devenus ses séides inconditionnels, un peu selon les bonnes vieilles méthodes de la mafia que connait si bien Scorsese. Dès lors, le parcours de Jordan Belfort sera des plus classiques et en tout point semblable à ceux du Caesar Enrico Bandello (Edward G. Robinson) du "Petit César" de Mervyn Leroy (1931) ou du Tony Montana (Al Pacino) du "Scarface" de Brian De Palma (1983), la fin sanglante en moins.
Scorsese, de retour en territoire connu, peut tout à loisir montrer qu'il a très bien intégré son apprentissage laborieux du langage cinématographique actuel, enfin mis au service d'un DiCaprio qui passe en revue toute la gamme de son jeu protéiforme et mimétique, rendant un hommage appuyé aux grands illuminés des dernières décennies, De Niro bien sûr, Al Pacino (le discours illuminé devant ses traders pour une introduction en bourse), Harvey Keitel ou Christopher Walken (les pas de danse). C'est un véritable feu d'artifice dont Scorsese a du mal à éteindre les mèches, son film un peu trop long (une concession à la mode actuelle des films de plus de deux heures trente ?) finissant par rendre les numéros de DiCaprio un peu répétitifs. À ses côtés, Jonah Hill, en fidèle lieutenant, occupe solidement la place que Joe Pesci tenait autrefois auprès de De Niro.
DiCaprio peut être serein désormais, il a enfin touché du doigt la vraie frénésie scorsesienne. Le grand tourbillon du film peut donner l'impression de n'aboutir nulle part, mais c'est justement la démonstration voulue pas Scorsese que de montrer l'inanité de cette course à l'argent qui déprave et corrompt tout. Au passage, on remarquera la sublime Margot Robbie, qui ferait se damner un saint comme l'on disait autrefois. Quant à Jean Dujardin, un peu perdu au milieu de la tempête, il fait fructifier son Oscar sans grande conviction.
Que nous réservent les deux hommes ? On attend avec impatience.