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Les racines du mal

Portrait de Donald Sutherland par Sébastien Miguel, mars 2021.

Donald Sutherland - Peter Hapak

Un grenier découpé en ombres expressionnistes. Un couple transpirant et copulant bestialement après avoir violé un jeune garçon. Les êtres sont immondes, l’atmosphère, irrespirable et le crime à venir, insoutenable. Bertolucci provoque en expérimentant le mariage monstrueux de la fresque flamboyante hollywoodienne à l’hyper réalisme traumatisant. Cette scène apparaît au début du deuxième acte de "Novecento". En pleine scène de mariage, Attila Mellanchini (Sutherland) et sa monstrueuse concubine (Laura Betti) se révèlent au spectateur en laissant exploser leurs pulsions inqualifiables. La soif de sexe, de violence et de perversité inonde l’écran. Ce rôle, personne n’en voulait, et seul Sutherland accepta ce défi dans un mélange d’audace et d’investissement total.

Il y aura un avant et un après.

Le voyage en Italie avait pourtant fort mal commencé avec le nullissime "Il castello dei morti vivi" ("Le Château des morts vivants", 1964) où son physique impossible - visage oblong, oreilles décollées et dentition impressionnante - apparaissait sans grande conviction dans cette première expérience navrante.
La carrière hollywoodienne, déjà commencée, avait pourtant permis d’entrapercevoir la monstruosité filmique de l’acteur canadien. Notamment lors du massacre des nazis sous la chanson dans "De l’or pour les braves" ou les cris terrifiants de son Christ fou dans "Johnny s'en va-t-en guerre". Dans "Ne vous retournez pas" ("Don’t Look Now"), les cris de douleur déformaient déjà de manière monstrueuse le visage du père dévasté. On trouvera un écho terrifiant à ce hurlement dans le final de "L'Invasion des profanateurs".
Mais la fresque de Bertolucci changea violemment la donne. Après cette production légendaire, les rôles s’enchaîneront, et si Fellini se délectera de minéraliser son corps jusqu’à l’abstraction dans son extraordinaire "Casanova" (1976), c’est dans les scènes d’orgies que sa capacité à incarner la dépravation éblouira le plus (la scène avec la nymphomane bossue).

Le tourbillon infernal déclenché par les crimes d’Attila ne semblera plus avoir de fin.

Il sera un traître à son pays lorsqu’il aide un commando nazi dans "L'aigle s’est envolé" ("The Eagle Has Landed", 1976) et deviendra un espion glacial (et de nouveau à la solde des nazis) dans "L’Arme à l’œil" ("Eye of the Needle", 1981). Dans "Révolution" (1985), il incarne un militaire anglais si froid et zélé dans sa pulsion de mort qu’il parvient à voler la vedette à un Al Pacino pourtant très investi. Sa grande silhouette, sa démarche légère et son visage invraisemblable ne l’apparentent à aucune ethnie en particulier : il peut être parfaitement italien ("Le Casanova de Fellini"), anglais ("Orgueil et Préjugés") et même un Américain pur jus ("Space Cowboys", "Ad Astra").

Comme Max von Sydow qui incarna à la foi le Christ et le Diable, Donald Sutherland peut sans difficulté passer de la voûte azuréenne des hommes de foi ("Forsaken") aux démons crasseux des entrailles de l’enfer ("Le Témoin du mal"). Comme Sydow encore, il peut apparaître tout à la fois fasciste ("1900"), mais aussi incarner parfaitement un grand leader juif victime de la Shoah ("1943 l'ultime révolte").

La vieillesse mit un frein à sa grande mobilité (voir son voleur virtuose dans "La Grande Attaque du train d’or"). Et c’est le plus souvent immobile qu’il répandra le mal. Le pyromane incurable menotté ("Backdraft"), le chef de prison persécutant Stallone mais ne sortant jamais de son bureau ("Haute sécurité"). Le recours à la violence semble lui coller à la peau. Il massacre à coups de pied un jeune enfant ("Le Jour du fléau") ou choisit, avec une écœurante compassion feinte, d’exterminer tout un village au napalm ("Alerte !"). Dans "JFK", l’un de ses plus grands rôles, il incarne X, c’est-à-dire un homme de l’ombre de la C.I.A. participant aux Opérations Noires les plus sanglantes et les plus secrètes de son pays.

Il manquait, peut-être, la figure despotique ultime. Celle du dictateur autocrate.

Ce sera fait avec les quatre films de la saga "Hunger Games", où il incarnera Snow, dictateur impitoyable d’un monde dystopique. Son jeu, d’une très grande sobriété, poussera le spectateur à le haïr toujours d’avantage, surtout lorsqu’il torture la splendide Jennifer Lawrence sans manifester le moindre plaisir. Son éclat de rire final, quelques secondes avant de mourir lapidé par la foule (comme Mussolini !), rappellera brusquement son inoubliable Attila…

Lors de la production de "1900", et après quelques semaines de tournage, Bertolucci demanda à l’acteur de jeter son faux dentier. Le cinéaste pensa probablement qu’aucun artifice n’était nécessaire au jeu de l’acteur. Immortalisé par le photographe hongrois Peter Hapak, c’est certainement ce visage, livré avec consentement aux caméras affamées du monde entier et apparaissant à la fois grotesque et profondément inquiétant, qui apparut suffire au maître italien. Masse d’os et de chair à la capacité infinie à exprimer, à diffuser le mal.

© 2021 Sébastien Miguel