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Le corps dans tous ses états

Portrait de l'acteur Kirk Douglas par Sébastien Miguel, février 2020.

Kirk Douglas
© Kevin Lynch

La disparition, entouré des siens et à quelques jours des Oscars, de Issur Demsky (mondialement connu sous le nom de Kirk Douglas) met fin à une existence qui aura, via différents médias (presse, cinéma, télévision, littérature et même réseaux sociaux), laissé des milliers d'images dans la mémoire collective de plusieurs générations, cinéphiles ou pas.

Pourtant ce corps, aujourd'hui éteint, avait tout connu durant son existence terrestre, des nuits brûlantes avec les plus belles femmes du XXe siècle (Gene Tierney, Lana Turner, Pier Angeli, Rita Hayworth...) aux grandes souffrances mortelles - et fictives - infligées par le cinéma (sans parler des accidents de tournage réels, chute d’hélicoptère et accident cérébral).

Combien de stars de l'âge d'or ont atteint ce nombre considérable de décès à l'écran ?

Battu à mort ("Le Champion"), rongé par la drogue ("La Femme aux chimères"), miné par la tuberculose et l'alcool ("Règlements de comptes à OK Corral"), la folie ("La Vie passionnée de Vincent van Gogh"), amputé ("La Captive aux yeux clairs"), embroché ("Les Vikings"), empalé ("Le Dernier de la liste"), déchiqueté ("La Route de l'Ouest") et même crucifié ("Spartacus") : sur l'écran, il aura tout connu.

Le dérèglement ultime avait déjà montré le bout de son nez au début des années 70. Pour le fils du chiffonnier, les seventies auront été les années de la dégénérescence, du triomphe du mauvais goût. Le sourire carnassier se sera transformé en grimace, les tumultes intérieurs seront devenus des moments grossiers, les productions cinématographiques, de plus en plus laides et invraisemblables...

"L'Arrangement" (1969), le beau film de Kazan, avait ruiné sa carrière, mais le sexe y avait pris une place prépondérante. L’hypocrisie de l'Amérique capitaliste était révélée au publiciste à travers la relation torride qu’il entretenait avec la magnifique Faye Dunaway.

Les années 70 seront libérées sexuellement : la star, à presque 60 ans, se mettra en scène dans des aventures (plus ou moins érotiques) avec des jeunes actrices forcément plus jeunes. Il sera même filmé pendant l'acte de chair avec la charnelle justement Agostina Belli dans le risible "Holocauste 2000" (1977). Il n'hésite pas à initier au plaisir une nymphette totalement inexpressive dans le nullissime "Une fois ne suffit pas" (1975) et flirte, sur la musique d’Ennio Morricone, avec Florinda Bolkan dans l’insignifiant "Un uomo da rispettare" (1972). Chantant et le visage déformé, il poursuit (littéralement) de son appétit lubrique la blonde Susan Georges dans l’affligeant téléfilm "Dr. Jekyll and Mr. Hyde" (1973).

S’il montre ses fesses chez Mankiewicz dans le génial "Le Reptile", il court (déjà) tout nu dans la scène de cauchemar de "L’Arrangement" et galope en plein désert en tenue d’Adam dans "Holocauste 2000" (encore lui !). Chez De Palma ("Furie"), il marque les esprits en échappant à des tueurs sanguinaires en simple caleçon… Il est suspendu à l'envers dans le très exploitation "Le Phare du bout du monde", où une horde de cinglés lui fait subir les pires humiliations. Dans le lamentable "Cactus Jack" (Hal Needham, 1979), il court après Arnold Schwarzenegger (le cowboy le plus imbécile du genre) comme Woody Woodpecker, grimace, sautille et finira même écrasé par un rocher, non sans avoir emballé la pulpeuse Ann-Margret.

Lorsqu’il passe à la mise en scène (après avoir cassé les pieds de Curtiz, Vidor, Kubrick...), il se vautre dans la plus laide des séries B avec "Scalawag". Série B si vulgaire qu’elle ne sera jamais distribuée en France.

La catastrophe intégrale, le film de trop restera à jamais l'inénarrable "Saturn 3" (Stanley Donen, 1980). Poussé par un ego délirant lui chuchotant qu’à 62 ans, il peut encore séduire et jouer les jeunes premiers, Issur le narcissique égocentrique pousse très loin les limites du malaise. Entre un robot ringard qui déchire les chairs et une Farrah Fawcett totalement blonde, le grand Kirk ne pense qu'à forniquer. Il ira même jusqu'à sauter de colère nu, sur un Harvey Keitel tout de cuir vêtu, dans une scène de bagarre qui dépasse l'imagination.

Les années 70 n'auront définitivement rien apporté à sa gloire.

À la fin de sa vie, il était devenu la caution morale de Hollywood et parvenait encore à s'insurger contre la politique assassine de Trump tout en continuant à s'investir physiquement et financièrement dans des œuvres de charité.

Le temps, qui l'avait épargné plus qu'aucun autre de ses confrères, avait, au fur et à mesure des décennies, parcheminé et presque momifié son être. Le temps, encore lui, effacera probablement jusqu’au souvenir de ses plus grands chefs-d'œuvre qui finiront dématérialisés dans quelques futures bibliothèques virtuelles.

Restera, malgré tout, les traces d'une personnalité exceptionnelle, comme disait George Clooney dans sa préface du livre "I am Spartacus !" : celle d'un humaniste dont la stature légendaire aura, avec les années, laissé la place à un être humain soucieux de son prochain et miraculeusement devenu humble face aux tumultes incontrôlables de l'univers.

© 2020 Sébastien Miguel

Kirk Douglas