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"Roger Ebert, le critique caché derrière les pouces levés"

Extraits de l'article de A. O. Scott paru au New York Times

Qu'est-ce que la critique de film ? Cela peut sonner comme une question philosophique creuse, mais dont la réponse, je crois, est pour la majorité des gens terre-à-terre, empirique. La critique de films, ce sont deux types (car en général ce sont des hommes) qui discutent et ne sont pas d'accord, qui se démènent sur leurs sièges, roulent des yeux, pointent leur index vers l'autre, interrompent l'autre, et ensuite tombent d'accord. C'est au moins la représentation qu'en a donné la télévision.

Un de ces types qui a fait que l'on représente cette profession ainsi, que les critiques de cinéma soient assimilés à des types sans cervelle, vient d'annoncer son départ des ondes.
Le 1er avril, Roger Ebert a publié une lettre aux lecteurs du Chicago Sun-Times, qui tenait lieu d'adieu à l'émission, qui depuis des lustres était largement diffusée chaque semaine et a fait de lui non seulement le chroniqueur de cinéma le plus célèbre d'Amérique, mais la personnification virtuelle de cette curieuse profession.
Mais la vraie nouvelle qui se trouve dans la lettre de Monsieur Ebert, c'est celle de son retour à la critique écrite régulière. La cause de ce retournement est au niveau pratique, la récurrence d'un cancer des glandes salivaires pendant l'été 2006, et qui l'empêche de parler facilement, un problème qu'une opération récente n'a pas résolu.
Cependant, pour ses lecteurs loyaux, le retour de Monsieur Ebert à la chronique écrite (le 1er avril était en même temps le 41e anniversaire de ses débuts au Sun-Times) est une chance de reprendre une conversation interrompue. Et pour ceux qui travaillaient auprès de lui ou derrière, dans les vignobles de la critique, de reprendre leur place.
Personne d'entre nous n'espère atteindre ses capacités productives.
(... )
En fait, personne ne peut écrire si vite et si bien en même temps.
(...)
C'est le corpus de son œuvre imprimée qui soutient la réputation de Monsieur Ebert et en fait un des rares géants dans un milieu où le fait que les gens aiment se donner de l'importance fait oublier ce qu'ils ont parfois accompli.
Son style peut certes manquer de l'éclat polémique et du muscle théorique de Pauline Kael et d'Andrew Sarris, dont les noms sont évoqués à tout bout de champ quand on disserte sur la critique américaine. Au temps de leur splendeur, ces deux-là étaient, en effet, des guerriers, des bâtisseurs de système, des aventuriers intellectuels de première importance.
Mais la prose presque parlée à la clarté très Middle West de Monsieur Ebert et la façon dont il transformait dans ses textes des éléments d'une conversation peut en fin de compte faire de lui un compagnon plus utile et plus fiable pour le spectateur de cinéma.
Son type de critique montre par exemple, une compréhension inégalée de l'histoire et de la technique du cinéma. Et un niveau intellectuel formidable, qu'il semble toujours vouloir cacher. Il essaie seulement toujours de dire ce qu'il pense et de provoquer en vous une réflexion sur la manière dont les films fonctionnent et comment ils pourraient fonctionner.
Il râle rarement, méconnaît l'invective, est plus fréquemment enthousiaste (peut-être un peu trop). Et il est toujours éclairant. En particulier, quand il ramène du calme, du bon sens et de la conviction morale dans certains débats qui s'emballent à propos de films très sujets à polémique comme le "JFK" d'Oliver Stone ou "Do the right thing" de Spike Lee.

D'autres critiques (Madame Kael et Monsieur Sarris, par exemple) ont engendré des sortes d'écoles de pensée, ou au moins des bandes d'acolytes et d'imitateurs. Monsieur Ebert (cela vous dérange-t-il si je l'appelle désormais Roger ?) n'a pas de disciples, seulement des amis.
Ici, je dois révéler, ce qui n'est toujours pas évident, que je me considère comme l'un d'eux. Je ne dis pas ça pour me vanter, ou pour me mettre ainsi en bonne compagnie. Je dis cela parce que, quand, il y a quelques mois, je rendis visite à Roger et à sa femme Chaz, dans leur maison de Chicago, je notai la présence de photographies encadrées de mon hôte avec Bill Clinton, Clint Eastwood ou Werner Herzog. Mais mon sentiment est que quelques-uns des amis les plus fiables de Roger sont des gens qu'il n'a jamais rencontrés, des gens qu'il a enchantés depuis plus de trente ans avec ses jugements argumentés, logiques, parfois combatifs sur les attractions à venir.
Et c'est son écriture qui en a fait un grand critique, même si c'est sa longue carrière à la télévision qui lui a apporté réputation et fortune.

Cela vaut le coup de faire ici un détour pour apprécier et aussi défendre son travail dans ce média considéré comme le mal, un travail qui a commencé en 1975, quand Roger et Gene Siskel, le critique en chef du Chicago Tribune ont commencé une émission hebdomadaire intitulée Opening Soon at a Theater Near You ("Cela va sortir dans le cinéma près de chez vous") sur une télévision publique locale.
Sans le vouloir, ils ont alors changé ce qui était un travail solitaire et littéraire en une aventure à deux, une sorte de sport agréable à regarder pour le spectateur.
Peu après, l'émission, renommée Sneak Previews, devint nationale sur le réseau PBS et, en 1982, elle prolongea sa longue vie sous divers noms sur des chaînes commerciales. C'est à ce moment que Siskel et Ebert ont imprimé dans l'esprit du public, peut-être pour la première fois, l'image de ce que pouvait être la critique de film.

Quand Monsieur Siskel mourut en 1999, sa place fut d'abord occupée par une série de fantômes (même le président Clinton s'y essaya à la fin de son mandat), jusqu'à Richard Roeper. Ce dernier, chroniqueur du Sun-Times, extraordinaire dans cet exercice, finit donc par être choisi comme le partenaire permanent de Roger.

Après que les problèmes chirurgicaux de Roger l'ont mis KO, il y a environ deux ans, un nouveau cercle de critiques de film, dont moi, fut introduit dans la ronde.
Sur ce que j'ai appris de mon expérience qui se termina quand Michael Phillips du Tribune devint le partenaire attitré de Monsieur Roeper, je dirai simplement que jouer votre propre rôle à la télévision est à la fois plus drôle et plus difficile qu'il n'y parait.
Puisque nous en sommes déjà à l'ère du "post-Ebert", nous devons nous souvenir que la chronique des films à la télévision, devenue aujourd'hui un produit de base de la culture populaire, était à l'époque de ses débuts quelque chose de nouveau et pour certains d'inquiétant.
Dans Awake in the dark, anthologie des meilleurs textes de Roger Ebert, publié par l'Université de Chicago il y a deux ans, vous trouverez un essai écrit en 1990 par un ami de Roger, Richard Corliss de Time Magazine, et, à cette époque, de Film Comment. Il y déplore que la noble et encore jeune tradition de Monsieur Sarris, Madame Kael et de James Agee et de Manny Farber, soit en danger d'être délaissée.
La discussion passionnée et le jugement raisonné, avertissait-il, sont en train d'être marginalisés par des échelles de jugement nouveaux, les étoiles (de une à quatre selon la qualité des films), les pouces levés et baissés.
(...)
Le titre de l'essai de Corliss était : "Y a t-il un avenir de la critique de film ?"
A ce genre de question rhétorique, on est toujours tenté répondre par la négative et l'avenir semblait en effet faire la grimace en 1990 quand l'hebdomadaire Entertainment Weekly multipliait les appréciations de film par des lettres (A pour très bien, B bon...). Et que les foucades de Siskel et Ebert semblaient mettre en danger l'intégrité de la critique.
Mais à quoi ressemble cette inquiétude aujourd'hui qu'Internet engloutit tous ces discours. Si le jugement par les étoiles ou les pouces était l'ennemi de la nuance et de la pensée complexe, qui sommes-nous qui nous confrontons avec les fruits blets produits par le site bien nommé métacritic.com ou un autre comme rottentomatoes.com ?
Et si, à l'époque, les médias imprimés, journaux et magazines étaient peu favorables à la survie et à la prospérité de la critique, beaucoup y sont devenus carrément hostiles.
(...)
Les journaux locaux ont renforcé leurs liens avec les médias nationaux et ils ne voient donc plus l'intérêt de garder sur la liste du personnel des employés dont le travail est de voir des films avant tout le monde et d'étaler ensuite leur science sur ce qu'ils ont vu.
La perte de substance de ses journaux ne se limite d'ailleurs pas aux chroniqueurs de films. Elle a plus à voir avec l'économie qu'avec la santé de la critique au sens culturel du terme.
Si vous rôdez sur Internet, vous vous apercevrez que le problème n'est pas qu'il y a moins de critiques mais le contraire, qu'il y a comme une boucle infinie, un barrage sans fin de polémiques profondes, d'analyses passionnées qui reflète presque toutes les nuances du goût et de la sensibilité.
Il semble que Sneak Previews et ses descendants sur le réseau renforcent le caractère essentiellement démocratique de la critique de film.
Cela ne veut évidemment pas dire que dire n'importe quoi sur un film en face d'une caméra (parfois trois) avant de rebondir par un bavardage improvisé peut dépasser la profondeur et la nuance d'un texte écrit, poli et réfléchi.
Roger l'a souvent d'ailleurs admis ( ...) quand on écrit, on fait attention à éviter les clichés, quand on est à la télévision, on les utilise par brassées.
Alors, la critique a-t-elle un avenir ? Et de toutes façons, qu'est-ce que la critique ? Pour certains d'entre nous, ce n'est qu'un emploi, c'est aussi parfois une vocation et aussi une profession.

Une après-midi, il y a peu de temps, j'étais assis devant mon ordinateur, en train d'étudier des vieux extraits de Gene et Roger. Après un petit moment, ma fille s'assit à mes côtés. Nous avons regardé l'écran en silence pendant un moment, puis elle m'a dit : « Ces types sont tout le temps en train de se chamailler. Même quand ils aiment tous les deux un film, il faut qu'ils se disputent sur pourquoi il est bon. » Ce n'est certes pas une définition exhaustive du métier de critique comme discipline ou méthode de penser, mais c'en est un assez bon résumé.