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"Les Rois du désert"

Les rois du désert - affiche

titre original "Three Kings"
année de production 1999
réalisation David O. Russell
scénario David O. Russell
photographie Newton Thomas Sigel
musique Carter Burwell
interprétation George Clooney, Mark Wahlberg, Ice Cube, Spike Jonze, Saïd Taghmaoui

Extrait de la chronique de Bertrand Tavernier du 9 janvier 2018

À la fin de la première guerre du Golfe, un soldat américain, Troy, marchant dans le désert, voit au loin sur un monticule un individu qui agite les bras avec un chiffon. Il demande s’il doit tirer… Autour de lui, des petits groupes de militaires ne se sentent pas du tout concernés par sa question, et se concentrent sur un grain de sable dans un œil. Croyant voir une arme, il tire et tue quelqu’un qui voulait se rendre avec un drapeau blanc. « C’est mon premier melon mort », constate placidement Conrad (Spike Jonze), un des copains de Troy. Le ton est donné. David O. Russell et son coscénariste John Ridley ("12 Years a Slave") entendent faire voler en éclat tout le vernis de cette guerre médiatique, un sacré merdier s’abritant sous des couleurs humanistes. Et ils n’épargnent personne : ni les médias (qui sont tenus par l’Armée qui les aiguille sur de faux scoops), ni les symboles (on danse et on se saoule devant les drapeaux, en déconnant au son de God Bless America), ni le racisme qui sévit chez les soldats et les officiers. L’adjudant Elgin, venu de Detroit aux frais de l’Armée précise un carton, que joue Ice Cube, entend corriger le vocabulaire de Conrad : « Je me fous qu’il soit de Johannesburg. Je ne veux pas entendre « bamboula des dunes » ou « nègre des sables » » – « Mais le Capitaine utilise ces expressions. » Troy intervient : « Ça n’est pas le propos, Conrad. Il existe de très bons substituts comme « melons » ou « sauteur de chameaux » Elgin : « Exactement. » Plus tard, Archie Gates (George Clooney) résumera la morale de ce conflit : « Bush a dit au peuple de se soulever contre Saddam. Ils pensaient qu’on allait les soutenir. Je t’en fous. Et maintenant ils se font massacrer. » On a envie de créditer David O. Russell, au vu de ses œuvres précédentes, pour le ton déjanté du film, pour les continuels changements de ton. On a l’impression que chaque scène contredit, voire annule la précédente, brouille les pistes ou bifurque dans une direction inattendue. Comme si le scénario s’inventait sous nos yeux (ce qui, dans une aventure guerrière, paraît des plus réalistes) dans une atmosphère de chaos absolu. Les choses commencent de manière sérieuse pour buter sur une remarque hilarante (« Qu’est ce qui se passe avec Michael Jackson ? » surgit au milieu d’un interrogatoire plutôt violent), une parenthèse drolatique ou un gag de cartoon. Une série de vannes caustiques, cyniques (on ressent même un vrai malaise devant cet égoïsme auto-proclamé) est interrompue de manière foudroyante par un plan où un militaire fait exploser la tête d’une femme irakienne devant sa fille. Durant leur raid, les quatre Rois (on se demande pourquoi le titre n’en retient que trois) traversent un pays ravagé, affamé et dans le premier bunker où ils comptaient trouver de l’or, tombent sur une foule de prisonniers qui ont été torturés par les sbires de Saddam.

On a beaucoup dit que le sujet – quatre militaires vont monter une opération pour piquer l’or que Saddam avait volé au Koweit – faisait penser à un mélange de "De l'or pour les braves" (qui a moyennement bien vieilli) et de "M.A.S.H." Ce n’est pas faux et sans doute que John Ridley, auteur du sujet original, y a pensé. Mais on doit aussi remarquer que les deux guerres servant de cadre à ces œuvres étaient plus lointaines, plus abstraites pour le public (même si la Corée renvoyait au Vietnam) que celle, quasi contemporaine, des "Rois du désert". Et le propos du film est nettement plus direct, les allusions beaucoup plus précises. Lors de la longue séquence d’interrogatoire de Troy, le Capitaine Saïd (Saïd Taghmaoui, formidable de dignité et de conviction), retourne, réfute, balaye de manière imparable tous les arguments de l’Américain, tout un discours officiel justifiant cette guerre tout en condamnant Saddam Hussein.

"Les Rois du désert" a reçu un accueil hostile de la part de certains donneurs de leçons cléricaux jugeant éculée cette dénonciation de l’absurdité de la guerre (pourtant le film, loin de dénoncer l’absurdité de la Guerre, s’en prend aux caractéristiques concrètes d’une guerre spécifique, aux mensonges, aux calculs, aux faux prétextes qui l’ont provoquée) et critiquant les partis pris visuels « antipathiques », esthétisants (caméra en mouvement qui vous plonge au milieu de l’action, montage éclaté, suppression du bain de blanchiment dans l’image). Ils s’appuient surtout sur les dernières scènes, les plus faibles, les plus discutables, où Clooney et ses potes vont aider des réfugiés irakiens à franchir une frontière. Ce rachat, souligné par des ralentis qui sont, là, intempestifs (dans le reste du film, Russell les utilise de manière magistrale) est à la fois lourd et contre-productif. On a l’impression que les auteurs ont eu peur que leurs personnages révulsent le public (ce qui s’est un peu passé, le film n’a pas été un succès) et qu’ils ont voulu les racheter en sacrifiant à l’effet "Rocky". À la toute fin, clin d’œil ironique, ils font de Clooney un conseiller pour les scènes d’action hollywoodiennes. On peut constater que la plupart des films qui ont voulu mêler à des sujets « sérieux » la comédie et l’aventure ont été souvent reçus avec le même genre d’arguments à commencer par "M.A.S.H." décrié par ceux-là même qui s’en servent contre "Les Rois du désert" et avec des arguments identiques. Ce n’est jamais la bonne manière d’aborder la guerre surtout si vous affichez des ambitions progressistes, toujours récupérées. Il est bon de rappeler que "To Be or Not to Be" fut accusé d’exploiter et de faire rire bassement au détriment de l’invasion de la Pologne et Lubitsch prit la peine de répondre à un critique de Philadelphie. "Arise, My Love" connut le même sort. Michel Chion a par ailleurs brillamment retoqué cette approche critique qui consistait à prendre un ou deux points plus faibles pour annihiler tout un film qui survit brillamment à cette péripétie inutile.

David O. Russell et Mark Wahlberg

"Les Rois du désert" est la première collaboration du réalisateur avec l'acteur. Suivront "J'adore Huckabees" et "Fighter".