Portrait de l'actrice Rachel Weisz par Sébastien Miguel, octobre 2015.
Une voix off d’une résignation absolue. L’adagio de Barber recouvrant de son lamento une maison délabrée dans une ville en ruine. Une femme à la fenêtre, elle se retourne et ouvre le gaz. Son visage rond, son léger strabisme, ses joues charnues apparaissent dans quelques grosses productions du milieu des années 90 : rôles insignifiants pour machines industrielles anonymes depuis longtemps oubliées.
Sa présence radicalement féminine impose au spectateur de la fin des années 90 un côté immédiatement charnel, voluptueux. Dans "Beauté volée" (1996), Bertolucci la dénude dans presque toutes ses scènes et transforme son corps désirable en objet susceptible d’assouvir tous les désirs érotiques.
Guère crédible dans le registre de la comédie, elle se ridiculise dans quelques superproductions hideuses ("La Momie" et sa suite), mais parvient à faire exister son personnage de combattante chez Annaud ("Stalingrad"). L’échange de regards entre la belle résistante et un Jude Law surpris reste un vrai ‘moment’ de cinéma, mélange magique de grâce et de sensualité.
Son Oscar surprise en 2006 pour "The Constant Gardener" ne permet pas non plus de s’intéresser au film (par ailleurs courageux et politiquement signifiant). Si Wong Kar Wai et Darius Khondji parviennent à rendre son apparition époustouflante dans le très sous-estimé "My Blueberry Nights" (2007), l’actrice, filmée comme une déesse de l’amour par son mari d’alors, ne convainc guère plus dans ce délirant nanar mystico-ésotérique qu'est "The Fountain".
Le tournant des 40 ans (moment décisif dans une carrière de comédienne) se révèle miraculeux : son visage, son corps se sont transformés, plus proches d’une certaine minéralité. Choisie par l’espagnol Amenábar, elle devient Hypatie d’Alexandrie dans le péplum le plus beau, le plus politique et le plus émouvant du genre ("Agora", 2009). Juvénile dans ses découvertes, mais plongeant dans une mélancolie et un silence profonds dès que les diktats des intégristes criminels la submergent. Déesse païenne de la Tolérance et de la Sagesse, elle brille seule telle une lumière vacillante dans un monde de ténèbres. Sauvée pour l’éternité.
Et soudain, un autre miracle. Terence Davies, un cinéaste anglais d’une intelligence et d’une sensibilité exceptionnelles, mais aussi violemment réactionnaire cinématographiquement parlant, se voit proposer une commande, l’adaptation d’un dramaturge totalement démodé et dépassé. Il choisira, dans la liste, un obscur titre (mais déjà porté à l’écran pour Vivien Leigh) : "The Deep Blue Sea". L’histoire ultra-banale d’une femme amoureuse d'un homme... qui l'est moins. Histoire triste, cent fois vue au cinéma, mille fois lue chez Racine et Tolstoï.
Davies, en esthète de l'image, compose de très longs plans d’une beauté inouïe, scrute les mutations de ses personnages avec une précision stupéfiante, ose des flash-back fantasmagoriques renversants, ponctue sa tragédie des envolées lyriques de Samuel Barber. Le mélo de boulevard devient opéra ardent. Rachel Weisz est extraordinaire. La découverte de l’amour physique que l’actrice, devant la caméra caressante de Davies, traduit en léchant le dos de son amant endormi, les silences écrasants, la comédie qu’elle se force à jouer, les humiliations qu’elle subit. Cette Angleterre d’après le blitz, vide, sombre et noire, devient le labyrinthe existentiel d’Hester. La scène finale tient du suspens le plus échevelé. Ses silences et ses regards créent une tension aiguë : tiendra-t-elle ou pas ?
Après ce chef-d’œuvre, qui s’impose déjà comme un classique intemporel, l’actrice pourra reprendre la ronde infernale des productions de diverses envergures. Sorcière, docteur, psychiatre : dans le vacarme assourdissant des films qui s’amoncelleront par la suite, resteront, dans la mémoire du cinéphile, les empreintes inaltérables des fantômes fragiles d’Hypatie et d’Hester.
© 2015 Sébastien Miguel