Avec "Vol 93" et "World Trade Center", le cinéma américain revient pour la première fois sur le tabou du terrorisme d'Al-Qaida.
Article de Samuel Blumenfeld du 5 juillet 2006.
« La science-fiction est devenue réalité », déclarait, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, George Robertson, le secrétaire général de l'OTAN. La corrélation entre les avions-suicides et tout un pan du cinéma d'action hollywoodien n'avait alors échappé à personne. Chaque spectateur connaissait déjà ces images d'explosions, d'avions qui s'encastrent dans un building, et ces séquences de panique où les futures victimes tentent d'échapper à leur destin.
En 1998, 3 des 10 plus gros succès de l'année mettaient en scène la destruction de New York : "Armageddon", "Deep Impact" et "Godzilla".
On pouvait déceler dans cet engouement l'angoisse du nouveau millénaire. Mais aussi le retour d'un genre en vogue dans les années 1970 : le film catastrophe comme "Airport" ou "La Tour infernale".
Cette résurgence n'a pas échappé aux hommes d'Al-Qaida. Ils témoignaient, par leurs actions concertées, d'une impeccable maîtrise du cinéma d'action avec une capacité à appréhender sa force visuelle. Les terroristes ont réalisé, avec les deux avions fracassant les tours jumelles du World Trade Center, et un troisième échouant sur le Pentagone, leur propre film catastrophe. Un film sans effets spéciaux, d'un réalisme inédit, à l'impact inégalé.
Il a fallu quatre ans et demi pour que les événements de la journée du 11-septembre, apanage auparavant des journaux télévisés et du cinéma documentaire, soient happés par Hollywood et franchissent le champ de la fiction. Ce n'est pas un hasard si les 2 films recréant ces événements, "Vol 93" (sortie en France le 12 juillet), de Paul Greengrass, et "World Trade Center" (sortie aux États-Unis le 9 août et en France le 20 septembre), d'Oliver Stone, sont, de facto, des films catastrophes. Hollywood sait mieux que quiconque dramatiser, de manière spectaculaire, l'histoire immédiate. Il suffit de voir la réticence du cinéma français à traiter le gouvernement de Vichy ou la guerre d'Algérie pour mesurer l'abîme qui nous sépare des Américains. "Vol 93" de Paul Greengrass met en scène les événements survenus sur le quatrième avion du 11-septembre - le vol 93 de United Airlines, qui reliait Newark à San Francisco - supposé frapper le Capitole et qui, suite à une révolte des passagers, s'écrasa peu après 10 heures du matin à Somerset County en Pennsylvanie. "World Trade Center" d'Oliver Stone dépeint les actions héroïques d'une équipe de cinq policiers, dont trois périrent sous les décombres des tours jumelles.
Jusqu'à aujourd'hui, le cinéma américain plaçait les événements du 11-septembre en arrière-plan, ou les abordait de manière allégorique. "La Guerre des mondes" (2005) de Steven Spielberg adapte le roman éponyme de H.G. Wells à l'aune du 11-septembre, avec des extra-terrestres belliqueux, parfaites métaphores des terroristes d'Al-Qaida. Un parti pris salué avec enthousiasme par le public et la critique américaine qui n'ont pas été sans noter que Spielberg est, depuis "Minority Report" (2002) et "Le Terminal" (2004), le cinéaste dont le travail porte le plus aujourd'hui, de manière consistante et récurrente, les cicatrices de 2001.
La sortie en mai aux États-Unis de "Vol 93" a levé un tabou et, par là même, ouvert un débat dont on n'est pas prêt de voir le bout : a-t-on le droit de réaliser un film de fiction sur le 11-septembre ? "Vol 93" n'était pas sur les écrans qu'une légion de bloggers spéculait sur les éventuelles recettes du film et l'obligation de les reverser aux familles des victimes. « Quelqu'un aura-t-il envie de le voir ? », se demandait l'hebdomadaire Newsweek. Le New York Times s'interrogeait sur la pertinence de programmer la bande-annonce du film dans les salles, suite à la décision d'un exploitant new-yorkais débordé par les plaintes de spectateurs.
« Si nous devons avoir un débat lié aux problèmes relatifs au terrorisme et au fanatisme d'une partie du monde musulman, estime Paul Greengrass, il me semble indispensable de retourner aux racines du drame et aux deux premières heures du 11-septembre [...] Faut-il maintenant souscrire à cette idée, absurde, que le cinéma n'a pas le droit de mettre en scène cette journée ? Le cinéma américain a toujours su parler du monde contemporain, à commencer par le Vietnam. "Vol 93" s'inscrit dans un contexte où le cinéma américain - "Munich", "Syriana", "Good Night, and Good Luck" - se fait aujourd'hui l'écho des débats politiques de ce pays. »
Paramount, le studio qui produit "World Trade Center" d'Oliver Stone, a mis au point une campagne de communication - inaugurée par une présentation de vingt minutes du film au dernier festival de Cannes - destinée à désamorcer toute polémique. « Mon combat depuis vingt ans est de raconter ce que les gens ont vu de leurs propres yeux, affirmait Oliver Stone à Cannes. Que ce soit dans le désert en Irak, dans la jungle du Vietnam ou dans les tours du World Trade Center. L'histoire se construit à partir de la mémoire collective. » Les deux policiers survivants, héros du film, ont reçu chacun 200 000 dollars pour les droits d'adaptation cinématographique de leur odyssée. Ils participent activement à la campagne de promotion de Paramount. En revanche, Jeanne Pezzulo, l'une des veuves des trois policiers morts au World Trade Center, s'est désolidarisée du film, estimant, elle aussi, qu'il arrive beaucoup trop tôt.
Pourtant deux films de fiction, en l'occurrence deux téléfilms, "DC 9/11 Time of Crisis" et "Flight 93", diffusés respectivement en 2003 sur la chaîne Showtime et en janvier dernier sur la chaîne du câble A & E, présentaient les événements de cette journée tragique sans susciter de débat national. "DC 9/11 Time of Crisis" de Brian Trenchard-Smith, produit avec la bénédiction de la Maison Blanche, est un authentique film de propagande. Il marque une nouvelle étape dans la représentation du président américain à l'écran. Pour la première fois, un président en exercice devient le protagoniste d'une fiction. Le film débute le 11 septembre 2001 et se termine le 20 du même mois, avec le discours devant le Congrès de George W. Bush qui lance sa croisade contre le terrorisme. Sur ces neuf jours, le spectateur a droit à la reconstitution de la journée du 11-septembre, vue de la Maison Blanche. On peut voir le visage médusé de l'acteur qui interprète le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, lorsqu'un avion s'écrase sur le Pentagone. Ou la réaction du président Bush - incarné par Timothy Bottoms -, contraint de s'embarquer à bord du Air Force pour raisons de sécurité, et qui s'en prend aux auteurs des attentats, ces « terroristes de mes deux ».
Avec 6 millions de téléspectateurs, "Flight 93" de Peter Markle a été le plus gros succès de la petite chaîne A & E. Ce film, d'une rare médiocrité, se concentre lui aussi sur le sort tragique du vol 93. Il utilise toutes les ficelles du mélodrame, réinterprétant sans aucune base fiable les actes des passagers, déjà en croisade contre le terrorisme islamique. Le film donne ainsi un contenu idéologique, aussi malvenu qu'anachronique, à leur héroïsme. On croirait une illustration des propos tenus par George W. Bush le 11 juin 2002 lors d'un dîner à Kansas City. Le président américain faisait déjà des passagers du vol 93 les pionniers de la lutte contre la terreur. Des perdants valeureux destinés à façonner la conscience du pays comme l'ont été, en d'autres temps, les héros de Fort Alamo. « Je pense, déclarait le président, que le moment le plus important après le 11-septembre [...] a été le vol 93 [...] Les passagers ont compris que cet avion allait se transformer en arme. Et ils ont décidé de servir une cause supérieure à la leur. En l'occurrence, ils ont servi leur pays. Ils ont dit leur prière, annoncé à leurs proches qu'ils les aimaient, puis ils ont conduit l'avion à s'écraser. »
"Vol 93" de Paul Greengrass a été projeté le 30 mai à la Maison Blanche, en présence du président Bush, de son épouse, et de plusieurs membres de la famille des victimes. « Ce fut une soirée bouleversante », a affirmé le porte-parole de la Maison Blanche, Tony Snow. Pourtant, une bonne partie de l'équipe du film, à commencer par Paul Greengrass, s'est abstenue de participer à la projection. « Mon film n'est ni sur la politique, ni sur les hommes politiques, affirme le réalisateur. Il est sur des individus qui partent d'un aéroport et ne rentrent jamais chez eux. Je ne cherche en aucun cas un quelconque imprimatur de la Maison Blanche. »
On comprend pourquoi. "Vol 93" contredit la légende que George Bush a voulu bâtir autour de cette révolte de passagers. Paul Greengrass met d'abord en valeur, avec un sens impressionnant de la mise en scène, l'incompétence et le manque de préparation des autorités. Il ne privilégie pas l'héroïsme individuel, et met en valeur une réaction collective des passagers contre les pirates de l'air. Surtout, l'initiative des passagers relève avant tout de l'instinct de survie, non d'une soudaine prise de conscience devant la menace islamiste. A la barbarie des pirates de l'air, Paul Greengrass oppose la réaction viscérale d'un groupe de passagers. Sur un avion, symbole absolu de notre modernité, et ici, instrument de notre perte, Paul Greengrass redécouvre la sauvagerie. « J'ai compris durant la réalisation de "Vol 93" qu'il y a des choses que seule une reconstitution vous permet de comprendre. Il était temps que le cinéma s'empare du 11-septembre. »