titre original | "Cutter's Way" aka "Cutter and Bone" |
année de production | 1981 |
réalisation | Ivan Passer |
photographie | Jordan Cronenweth |
musique | Jack Nitzsche |
interprétation | Jeff Bridges, John Heard, Lisa Eichhorn, Billy Drago |
La critique de Sébastien Miguel pour Plans Américains
« Je ne vois pourtant que peu de cinéastes chez qui, comme chez Passer, chaque plan, chaque angle, chaque constellation d’éclairages, de gestes, de décors et de couleurs nous parle, au-delà du récit, des choses essentielles : de la nuit sous la peau, du silence des soies lointaines, de l’étonnement du sang face au bleu glacial des vitres. » Éloge de Passer de Petr Král, Positif no 252 de mars 1982
Film inclassable, polar métaphysique abandonné par le studio après une poignée de mauvaises critiques.
Dernière expérience hollywoodienne d’Ivan Passer après les originaux "Né pour vaincre", "La Loi et la Pagaille" et "Le Désir et la Corruption" (1976, Royaume-Uni/Allemagne de l'Ouest), "Cutter’s Way" semble suivre une intrigue tortueuse qui parait parfois sortir du délire d’Alex (John Heard dans une performance époustouflante), mais l’auteur d’"Éclairage intime" (1965, Tchécoslovaquie) entend le plus souvent détourner le thriller de série B en brouillant les frontières au point que le spectateur lui-même se retrouve perdu mais fasciné par les méandres dans lesquels il plonge. « "Cutter’s Way" est ainsi un film insaisissable où se mêlent sérieux et déraison, réel et fantasmagorie. (…) C’est l’ambiguïté qui fascine Passer, l’indécidabilité… »*
Entre la raison et la folie, la volonté d’agir ou de rester neutre (ou lâche ?), Passer triture les esprits, sonde les âmes. Rapport père-fils œdipien, références bibliques, multiplication de fulgurances et de métaphores visuelles (apocalyptique assaut final d’Alex sur un cheval blanc, personnage de Maureen symbolisant l’abandon et probablement l’ange de la mort…).
L’interprétation de Jeff Bridges en gigolo exsangue, de Heard en dément brisé par le Viêtnam et de la magnifique Lisa Eichhorn est admirable.
Ce grand film, arrivant à la toute fin du Nouvel Hollywood, ne manque pas (comme ces prédécesseurs) de questionner l’Amérique sur son passé récent, ses valeurs et son idéologie.
Alex à Bone : « Quand tu as vu, à la télé, une Vietnamienne et son enfant mourir, la gueule ouverte, tu as eu trois réactions, comme tout le monde. La première, c’est : « Je hais l’Amérique ». Le lendemain, tu t’es dit : « Dieu est mort ». Au troisième jour, en regardant les images, tu t’es dit : « Au fait, j’ai faim… » ».
* Born too soon sur "Cutter’s Way" de François Ramasse, Positif, mars 1982 no 252
La critique de Didier Koch pour Plans Américains
Cinéaste confidentiel de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, Ivan Passer réalise avec, "Cutter’s Way", un film hybride, à mi-chemin entre le thriller chichiteux typique des années 80 et le film à thèse sur le difficile retour des GI’s du Vietnam.
Pour illustrer le propos tiré d’une nouvelle de Newton Thornburg, Alex Cutter le vétéran, joué par un John Heard survolté, s'inscrit dans l’image d’Epinal du héros revenu gravement handicapé de son voyage dans les rizières vietcongs (cf. "Le Retour" d'Hal Ashby). C’est une moitié d’homme qui survit aux côtés de sa femme Mo (Lisa Eichhorn) et de son meilleur ami Richard Bone (Jeff Bridges), leur faisant payer journellement le poids de son infirmité qu’il tente de noyer dans l’alcoolisme et la provocation permanente.
Tout semble opposer Bone, séducteur dilettante invétéré et Cutter, écorché vif ayant un compte à régler avec la société. Ivan Passer n’y va pas avec le dos de la cuillère, obligeant les deux acteurs à forcer un peu trop le trait dans les archétypes de leurs rôles respectifs. Une intrigue policière quelque peu relâchée tente de venir au secours de ce face à face un peu stérile, mais Passer ne parvient jamais à dépasser cette confrontation qui finit par diluer l’intérêt pour l’enquête qui n’est en fin de compte relatée qu’en pointillé.
Cutter, à force d’injures, renverse complètement son image pour devenir antipathique jusqu’à la fin libératrice de toutes ses souffrances. Parallèlement, on se demande pourquoi Bone supporte toutes ces outrances et affronts publics ; sans doute à cause de la culpabilité qui le mine de ne pas être parti se battre à l’époque. Au final, c’est Mo qui émeut le plus, tiraillée entre deux hommes qui font fi de ses doutes, condamnée à la passivité que lui impose son statut de femme de héros. C’est à elle que Passer réserve ses plus belles scènes. La très gracile Lisa Eichhorn donne la tonalité juste à cette jeune femme qui se sent prisonnière d’une histoire qui n’est plus vraiment la sienne.
La photographie de Jordan Cronenweth, qui rend à merveille l’aspect paradisiaque de la côte californienne, conjuguée à la musique de Jack Nitzsche, contribue à faire de "Cutter’s Way" un film parfois un peu vain, mais à l’enveloppe fort séduisante. Produit par l'United Artists, le film était au départ un projet prévu pour Robert Mulligan avec Dustin Hoffman dans le rôle d’Alex Cutter. Ivan Passer, qui était un second choix, n’a pas du tout été satisfait de la manière dont a été distribué le film qui n’a pas été un franc succès. Sa carrière ne s’en est jamais vraiment remise.
Bande-annonce modernisée de "Cutter's Way" © Dan McBride
La critique de Bertrand Mathieux